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L’article « L’Angleterre d’aujourd’hui » a été écrit par Harold Nicolson, ancien diplomate britannique, dans le numéro 2/1948 de Politique étrangère.
J’ai souvent remarqué qu’il existait deux principaux éléments composant notre tempérament national anglais que les observateurs étrangers ne saisissent pas. Ils sont frappés tantôt des tendances conformistes du peuple britannique, d’où ils déduisent que tous les Anglais sont aussi passifs, aussi obéissants qu’un troupeau de moutons, ou tantôt, au contraire, de l’extrême individualisme des Britanniques, de leurs excentricités fréquentes, d’où ils concluent qu’aucun précepte, principe ou formule n’est applicable à tous.
Tantôt stupéfaits de notre sens civique, tantôt persuadés que notre instinct politique est aussi infaillible, aussi « organique » que celui d’une ruche, ils sont parfois intrigués par l’immense rôle joué par le sentiment dans la vie britannique, parfois irrités par notre apparent manque d’intérêt pour les valeurs intellectuelles et esthétiques, et surpris par l’excentricité de certains de nos hommes publics et privés, et de nos femmes, et peut- être même encore plus par l’affection amusée avec laquelle cette excentricité est considérée par la généralité.
Cependant, nous serions mieux compris si on ne perdait pas de vue les principaux éléments qui composent notre tempérament : notre amour de l’ordre, notre extrême individualisme. L’un explique le respect de la tradition et, si l’on veut, le « conservatisme », il nous donne l’horreur des extrêmes, des innovations soudaines, des expériences risquées. Il nous donne aussi notre tolérance, notre modération, notre bienveillance, notre foi dans le « fair play ». L’autre explique notre profond respect des droits et des libertés de l’individu, noire répulsion pour tout système autoritaire, notre méfiance de toute doctrine ou dogme.
L’Anglais moyen — et il y a beaucoup d’Anglais moyens ! — refuse de considérer l’État comme une machine. C’est pour lui un organisme dont il est lui-même une partie vitale. Si cet organisme veut survivre, il lui est nécessaire, d’abord, de passer par toutes sortes d’ajustements, mais il ne croit pas que ces ajustements doivent être brusques, violents. Il est semblable à un homme qui croirait à un traitement curatif, mais aurait horreur des interventions chirurgicales.
C’est pour ces raisons que les changements apportés au visage de l’Angleterre l’ont été par évolution et non par révolution. C’est pourquoi nos partis politiques arborent toutes les nuances d’opinion, de droite à l’extrême-gauche, sans qu’aucun comprenne ouvertement la République dans son programme. La monarchie, pour nous, est au-dessus de toute politique de partis. C’est le « volant » de la machine. L’affection — et c’est une affection large et profonde — que nous portons à la Couronne est peut-être en grande partie une question de sentiments. Elle est aussi basée sur notre instinct politique. Nous considérons notre monarchie non pas simplement comme un lien avec le passé, comme un symbole d’union et de continuité, mais aussi comme le pivot de notre mécanisme d’État.
Malgré tout, l’Anglais moyen, bien qu’il ne soit pas révolutionnaire, n’est certainement pas conservateur. Il croit au progrès, il croit à la réforme, et, après tout, c’est Karl Marx lui-même qui a dit que l’Angleterre était un des rares pays où la justice sociale pouvait s’accomplir par le fonctionnement de la machine constitutionnelle.
L’Angleterre d’autrefois
Ainsi, c’est notre étrange attachement à la tradition et à la continuité, notre curieux respect des formes et des formules anciennes qui ont voilé le fait que l’Angleterre, au cours des cinquante dernières années, a effectivement accompli sa révolution.
En 1900, c’était encore une oligarchie, gouvernée par ce qu’on appelait la classe dirigeante. C’est aujourd’hui une démocratie sociale ; dans laquelle la souveraineté politique repose directement dans les mains du peuple.
Il me serait peut-être plus facile d’indiquer l’étendue de cette révolution silencieuse en remontant à cinquante années en arrière, et en décrivant la façon de vivre telle que je l’ai connue en Angleterre lorsque j’avais dix ans. […]
Remontant de cinquante ans jusqu’au temps de mon enfance, je m’aperçois qu’il existait peu de différence entre cette époque et le XVIIIe siècle. Aujourd’hui, tout a changé. Le carrosse demeure toujours dans sa remise et sent toujours le camphre. Les chevaux et toutes les autres voitures ont disparu. Aujourd’hui, une petite automobile Ford vient nous chercher à la gare. Disparus le chef cuisinier, le pâtissier, les marmitons ! Envolés les majordomes et les valets de chambre! Seules trois pièces de cette grande maison demeurent actuellement ouvertes. Un seul serviteur reste sur les cinquante qui s’y trouvaient lorsque j’étais enfant. Mes cousines font la vaisselle chacune à leur tour.
Pourtant, quand je me reporte au début de ce siècle, ce n’est pas cette perte de luxe et de richesse qui me frappe comme étant le plus grand changement apporté pendant ces cinquante années : la révolution réelle s’est opérée dans les esprits. Nous ne sentons plus et nous ne pensons plus de la même manière que nos grands-parents.
L’évolution des mœurs
Mon oncle était un grand seigneur, de goûts raffinés ; il avait beaucoup vécu à l’étranger ; il avait occupé de hautes fonctions, connu tous les hommes célèbres et toutes les plus jolies femmes de son époque. Il s’intéressait à la littérature et aux arts. Il lisait, quoiqu’un peu myope, les poètes persans dans le texte ; il consacrait chaque matin une heure à l’étude du grec et le soir, après le dîner, je le vois encore, il s’asseyait auprès du feu pour lire le dernier roman de Gyp.
Il n’était pas le moins du monde le protestant typique. Je ne sais même pas s’il possédait des convictions religieuses. Cependant la religion, dans ce temps-là, faisait partie de notre manière de vivre. Elle était — et cela paraît étrange aujourd’hui — un élément de la vie élégante. Tous les matins, avant le petit déjeuner, nous nous rassemblions dans l’énorme bibliothèque. Je disais bonjour à mon oncle et à ma tante ; ensuite je me dirigeais vers le coin où se trouvait ma petite chaise. Ma tante s’asseyait près de la cheminée ; mon oncle prenait place à sa table de travail. Puis il sonnait et les serviteurs entraient en longue procession. En tête venaient les deux majordomes, puis la femme de charge et les femmes de chambre les plus anciennes, ensuite les quatre valets de chambre, puis le régiment tout entier des bonnes habillées en cotonnade rose.
Le chef, le marmiton, le pâtissier, étant Français, se disaient catholiques et n’assistaient pas à cette cérémonie. La compagnie tout entière s’asseyait sur les rangs de chaises placées à cet effet, et mon oncle lisait un court passage de la Bible. Puis il commençait à réciter une prière. A cet instant, nous nous levions tous et nous nous agenouillions sur le tapis. Je vois encore la perspective de semelles retournées de quelque cent bottines, bottes et souliers. La prière terminée, nous nous mettions tous debout, les serviteurs défilaient dans l’ordre pour sortir. Quelques minutes plus tard, nous entrions dans la salle à manger où un énorme breakfast anglais nous attendait. […]
Ce cérémonial n’avait rien d’exceptionnel dans l’Angleterre de 1897. Il se répétait chaque jour dans presque tous les châteaux anglais. A cette époque, cela nous semblait à tous parfaitement naturel. ïl n’y avait là ni calvinisme, ni jansénisme, ni hypocrisie. Ce n’était que la façon habituelle, normale, dont une grande maison commençait la journée. Ce n’était pas tant une cérémonie religieuse qu’une institution sociale, on pourrait même dire une habitude de société.
Cette coutume prit fin cependant à la mort de la reine Victoria. Je doute qu’il y ait aujourd’hui plus de trois ou quatre maisons, dans toute l’Angleterre, où ces prières matinales soient encore observées. Ce n’est pas la mode. Ce n’est plus une habitude de société, et avec elles une grande partie de la hiérarchie sociale acceptée a également disparu.
J’emploie le terme de « hiérarchie sociale acceptée » intentionnellement. Si nous avons perdu nos vieilles habitudes religieuses, nous avons également perdu l’acceptation indiscutée de l’ordre social tel qu’il prévalait alors.
D’une part, nous avons cessé de croire que l’ordre existant avait été créé par Dieu ; d’autre part, nous avons compris que cette façon de vivre était égoïste et injuste. Le plus grand changement dont j’ai été le témoin durant ma propre vie, a été moins un changement provenant de la diminution des revenus qu’un changement dans les cœurs. Tout à coup, à partir de 1900, les pauvres comme les riches comprirent que l’ordre établi devait être changé. Une nouvelle conscience sociale était née. Je suis convaincu que ces métamorphoses psychologiques ont au moins autant d’importance et ont certainement plus de valeur que les changements matériels.
La nouvelle Angleterre
J’ai entendu un jour un membre du gouvernement actuel britannique discuter politique avec un socialiste français. L’Anglais lui disait ceci : « Vous autres Français, vous avez commis une grande faute, lors de votre révolution de 1789, vous avez coupé la tête à vos riches. Nous, nous trouvons beaucoup plus profitable de leur enlever leur fortune ! »
Je n’ai pas l’intention de me référer à des statistiques et à des chiffres. Ceux-ci, convertis en monnaie étrangère, ne signifient plus grand-chose de nos jours. Les citer ne créerait que confusion. Choisissons un exemple simple, et voyons de quelle manière l’appauvrissement et l’éventuelle disparition des classes riches a été accomplie, et est en train de s’accomplir encore en Angleterre.
Supposons que le revenu de mon oncle, en 1897, ait été — je ne connais pas le chiffre exact — d’environ 40 000 livres par an. Il payait sur cette somme un impôt sur le revenu qui ne dépassait pas certainement 1 shilling par livre. Maintenant, il payerait au moins 12 shillings. Son revenu net aurait été, en 1 897, de 38 000 livres environ par an. De plus, il était assuré de pouvoir laisser le gros de son capital, environ 1 200 000 livres sterling, intact à ses héritiers.
Aujourd’hui, il lui faudrait payer, rien qu’en impôts sur le revenu, environ 24 000 livres par an, plus une surtaxe de 15 500 livres par an. De son revenu. total, il ne lui resterait plus que 500 livres par an. De plus, sur son capital total de 1 200 000 livres, il ne pourrait laisser à son héritier, déduction faite des droits de succession, droits de propriété, etc., qu’environ un quart de cette somme. Mais ce n’est pas tout. En même temps que les impôts, la vie et surtout les salaires ont augmenté. La cinquantaine de serviteurs que mon oncle entretenait en 1 897 lui coûtait; en gages, un peu moins de 3 000 livres par an. Aujourd’hui, les gages d’un personnel similaire serait d’au moins 11 000 livres. Il faudrait ajouter à cela les assurances sociales, qui, dans une large proportion, sont supportées par l’employeur, la nourriture et l’entretien.
En admettant même qu’il lui soit possible de conserver son train de vie, en dépensant son capital, il arrivera un moment où il sera contraint de changer complètement sa manière de vivre. C’est ce qui en fait est arrivé aux classes riches anglaises. Si vous visitiez Londres aujourd’hui, vous ne remarqueriez pas un grand changement, mais, si vous étiez à la campagne, vous verriez que les belles propriétés, qui faisaient la grande Angleterre, tombent en ruines. Pas entièrement cependant. L’Angleterre possède, en effet, une grande et florissante institution que l’on appelle le « National Trust ». Le but de cette société est de préserver les monuments et les sites de beauté qui ont une valeur historique ou artistique. Le National Trust est déjà le plus grand propriétaire de l’Angleterre. […]
Que sera l’avenir ?
La Grande-Bretagne retrouvera-t-elle son ancienne position dans le monde ? Pourra-t-elle garder son vaste empire ? Pourra-t-elle retrouver son ancienne stabilité économique et financière ? L’Angleterre restera-t-elle une grande puissance ? Le fait que nous nous posions de semblables questions montre à quel point nous avons changé au cours des dernières cinquante années. Il serait présomptueux, pour ma part, de chercher à répondre à de telles questions par des assertions confiantes. Mais il m’est permis peut-être d’exprimer quelques espérances. Je suis assez âgé pour me souvenir du temps où mon pays se considérait, peut-être non sans justification, comme le plus puissant du monde.. Deux guerres, de grands troubles économiques, de terribles et nombreuses inventions mécaniques ont, depuis, diminué notre sécurité autrefois incontestée.
Nous savons tous de plus que, comparés aux géants de l’Est et de l’Ouest, nous sommes beaucoup moins puissants que nous l’étions il y a un demi-siècle. Nous savons tous que notre vieille Europe a presque cessé d’être l’Europe et que, comparée à ces vastes territoires apparus à l’horizon, elle n’est plus aujourd’hui qu’une petite péninsule de l’Asie.
Nous avons tous conscience de ces sombres réalités. Et si l’Angleterre restait confinée chez elle, j’admettrais que nous avons perdu pour toujours la maîtrise que nous possédions autrefois.
Mais l’Angleterre est quelque chose de plus que deux petites îles entre l’océan Atlantique et la mer du Nord. Elle reste le centre d’une grande communauté de nations amies. Nos colonies possèdent de vastes ressources qui, jusqu’ici, n’ont pas été entièrement mises en valeur. Nos Dominions sont devenus de puissantes nations sœurs, dont l’expansion et la prospérité futures sont encore impossibles à prévoir. Chacun des grands Dominions, le Canada, l’Afrique du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, possède d’immenses richesses potentielles et une population qui s’accroît rapidement.
Je me demande si les Français se rendent compte que, d’ici quelques années, peut-être même au cours de ma propre vie, la population du Canada aura dépassé celle de la Grande-Bretagne ! Il en sera de même, plus tard, pour la population de l’Australie et celle de l’Afrique du Sud.
Conclusion
« Que connaissent-ils de l’Angleterre ceux qui ne connaissent que l’Angleterre ?», disait Kipling. Il est évident que, si l’Angleterre a vu sa force décliner, là puissance des peuples de langue anglaise et de race anglo-saxonne n’a fait que se développer depuis une dizaine d’années dans d’énormes proportions. Lorsque les bombes tombaient sur Londres, j’entendais les gens, entassés dans les abris, chanter en chœur un refrain dont les premiers mots étaient : « II y aura toujours une Angleterre. » J’étais ému par ces paroles courageuses alors que Londres, autour de nous, était la proie des flammes.
Cela représentait quelque chose de plus qu’un joyeux défi lancé à la Luftwaffe. Oui, il y aura toujours une Angleterre ! Elle ne sera peut-être plus la même qu’autrefois. Londres n’en sera peut-être plus dans cent ans le centre de gravité. L’esprit du peuple britannique est resté le même qu’il y a un demi-siècle, brave, patient, tolérant, sentimental.
Karl Marx avait peut-être raison lorsqu’il prédisait que l’Angleterre serait capable d’accomplir sa démocratie sociale par des méthodes constitutionnelles. Après tout, nous avons achevé notre liberté politique au XIXe siècle, sans révolution. Il se peut qu’au XXe nous arrivions à une entière justice sociale sans détruire les droits sacrés de l’individu.
Et si nous arrivons à cela, alors nous pourrons répéter les paroles de Pitt, comme nous le fîmes en 1940 : « Notre énergie nous a sauvés nous- mêmes et nous avons sauvé l’Europe par notre exemple. »
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