Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Corentin Brustlein, directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire (Éditions du Rocher, 2018, 112 pages).

Ce court essai de l’amiral Pierre Vandier, chef du cabinet militaire de la ministre des Armées, réalise une prouesse, combinant une étude transversale des propriétés des trois
« âges nucléaires », une analyse des transformations géopolitiques et capacitaires récentes, et une réflexion nuancée sur l’adéquation de la politique française de dissuasion nucléaire aux défis contemporains.

Issu d’un travail du Centre des hautes études militaires (CHEM), l’ouvrage reflète la vitalité d’une pensée française où les contributions des officiers d’active sont trop rares – les généraux Lecointre, actuel chef d’état-major des armées, et Durieux, actuel chef du cabinet militaire du Premier ministre, représentant deux des exceptions les plus notables. L’expression militaire sur la stratégie nucléaire est d’autant plus précieuse qu’elle est rare, alors même que les pères fondateurs de la dissuasion française furent quasiment tous militaires. Pierre Vandier s’appuie d’ailleurs sur les réflexions de Raoul Castex, André Beaufre, Lucien Poirier et Pierre-Marie Gallois, et convoque de manière fort pertinente des classiques américains comme Bernard Brodie et Thomas Schelling, ou des penseurs français plus contemporains, comme Thérèse Delpech ou Christian Malis.

Le texte s’ouvre par un exposé revenant sur les fondements de l’ère ouverte par le développement de la bombe atomique : les propriétés techniques de l’arme, la relativisation des rapports de force classiques ainsi que la naissance d’un discours dissuasif, d’une norme de non-emploi et du régime de non-prolifération. Le deuxième âge nucléaire est celui des espoirs de désarmement nés de la fin de la guerre froide, avec des réalisations bien réelles (Traité d’interdiction des essais nucléaires, maîtrise des armements entre Washington et Moscou, extension du Traité de non-prolifération, etc.). Mais les efforts ultérieurs se heurtent dès la fin des années 1990 aux crises de prolifération, aux essais nucléaires indiens et pakistanais ou à la sortie des États-Unis du traité ABM en 2002.

Le troisième âge nucléaire mêle réaffirmation des logiques de puissance, développement renouvelé de moyens d’agression « sous la voûte nucléaire », et rééquilibrage plus profond des capacités militaires en défaveur de l’Occident en général, et de l’Europe et de la France en particulier. Cet environnement dégradé amène logiquement l’auteur à réaffirmer la pertinence d’une dissuasion nucléaire française à deux composantes (sous-marine et aéroportée), qui doivent rester en mesure de percer les défenses adverses (déni d’accès, défense antimissile).

Enfin, l’auteur propose les bases d’une adaptation de la doctrine. En raison du poids grandissant de scénarios de crises régionales pouvant impliquer des intérêts vitaux plus difficiles à cerner qu’auparavant et menacés plus indirectement, il souligne la nécessité de mieux combiner stratégies de dissuasion et d’action extérieure, et donc de mieux faire cohabiter dissuasion nucléaire et forces conventionnelles – le précédent de la stratégie française pendant la guerre froide est ici convoqué à raison. Paris devrait « élargir les options du discours de dissuasion » en tirant profit de la capacité des Rafale et du porte-avions Charles de Gaulle à envoyer, selon les besoins, des signaux de nature nucléaire ou conventionnelle. Que l’on partage ou non ses recommandations, l’ouvrage contribue de manière stimulante à un débat que certains jugent, à tort, inexistant.

Corentin Brustlein

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