Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Rémy Hémez, propose une analyse de l’ouvrage d’Élie Tenenbaum, chercheur et coordonnateur du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD) à l’Ifri, Partisans et centurions. Une histoire de la guerre irrégulière au XXe siècle (Perrin, 2018, 528 pages). Cet ouvrage a été récompensé par le prix Émile Perreau-Saussine en mai 2019.
En publiant une version remaniée de sa thèse de doctorat, Élie Tenenbaum, coordonnateur du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD) de l’Ifri, nous plonge dans une passionnante histoire de la guerre irrégulière. Il définit cette forme de guerre comme prenant le contre-pied de la modernité occidentale : « Là où la guerre régulière met en avant la puissance de feu et les formations linéaires, la guerre irrégulière lui préfère la mobilité, le combat de tirailleurs et la guérilla » ; elle mêle combattants et non-combattants, ne respecte pas un ordre international fondé sur les États, et ses partisans ont une motivation politique qui les distingue des soldats.
L’auteur a une démarche à la fois chronologique et thématique. Sa démonstration est centrée sur une série de « passeurs stratégiques » (Lansdale, Galula, Trinquier, Melnik, Maloubier, etc.), et sur la circulation internationale des idées liées à la guerre irrégulière. Son odyssée débute en 1914, et l’on croise dans les premières pages T. E. Lawrence, la révolution russe et les guerres coloniales. La « Deuxième Guerre mondiale irrégulière » est bien mise en avant via les actions spéciales de la France Libre, ou encore celles de Jedburgh. La période de la guerre froide couvre la plus grande partie de l’étude. Elle est d’abord envisagée sous l’angle de la propagande et de la subversion entre 1946 et 1954. La guerre psychologique sert alors à affaiblir le moral de l’ennemi communiste, mais s’adresse aussi directement aux populations des démocraties occidentales. Au même moment, la guerre irrégulière est réactivée pour se préparer à une éventuelle invasion soviétique ; c’est par exemple l’objet du concept stay-behind.
Après s’être penché sur la doctrine maoïste de la guerre révolutionnaire, Élie Tenenbaum s’attache aux guerres de décolonisation. L’Indochine d’abord, avec ses tentatives de pacification ou ses maquis, mais aussi les transferts qui s’opèrent vers les Américains via la mission Lansdale. La campagne britannique en Malaisie (1948-1960) ensuite, dont l’influence marque encore les théoriciens de la contre-insurrection. Puis une autre école qui exerce « une véritable fascination sur de nombreux pays occidentaux » est analysée : la guerre contre-révolutionnaire menée par la France en Algérie (1954-1962). La guerre américaine au Vietnam (1961-1973) fait l’objet de deux solides chapitres. On y voit clairement le poids des influences théoriques britanniques et françaises dans la seule guerre irrégulière où les États-Unis se soient totalement investis.
Les derniers chapitres sont consacrés au recul de la guerre irrégulière à partir de 1964. Ce recul s’explique par les dérives observées dans certains conflits, par un reflux bureaucratique et l’évolution des équilibres stratégiques (la détente). Les puissances occidentales s’y impliquent moins directement, et elle est de plus en plus « perçue à travers le prisme déformant du terrorisme international ». Enfin, dans son épilogue, l’auteur revient sur le court retour en grâce de la contre-insurrection dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Il adresse une salutaire mise en garde sur le risque d’amnésie qui pourrait frapper à nouveau aujourd’hui, alors que la guerre conventionnelle est mise en avant par les états-majors.
Puisant dans une masse impressionnante d’archives françaises, américaines et britanniques et avec une démonstration très claire, Élie Tenenbaum nous offre un ouvrage de référence.
Rémy Hémez
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