Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Laurence Bindner propose une analyse de l’ouvrage de Aimen Dean, avec Paul Cruickshank et Tom Lister, Nine Lives: My Time as MI6’s Top Spy inside Al-Qaeda (Oneworld Publications, 2018, 480 pages).
Nine Lives est un récit autobiographique d’Aimen Dean (nom d’emprunt), immergé puis infiltré au sein de différents territoires et milieux djihadistes entre 1994 et 2006.
Ali Al-Durrani, d’origine bahreïnie, grandit en Arabie Saoudite dans une famille pratiquante. Il récite par cœur le Coran dès 12 ans, bercé par un sentiment identitaire sunnite marqué. Orphelin à 13 ans, il se convainc de la nécessité d’une lutte armée pour défendre l’islam et s’engage à 16 ans en Bosnie. Après s’être engagé dans le Caucase et aux Philippines, il s’ancre en Afghanistan où il prête allégeance à Ben Laden en personne. Au camp-laboratoire de Darunta, il s’implique dans la fabrication de poisons et de substances toxiques, armes qu’il voulait croire dissuasives. Gagné par le doute, à son paroxysme lors des attaques-suicides contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar el-Salam en 1998, Dean quitte Al-Qaïda. Il fournit au renseignement britannique des informations cruciales, tant du « Londonistan » où il est infiltré que d’Afghanistan où il accepte de repartir comme agent double. Cette double vie s’interrompt en 2006 lorsque des fuites, attribuées aux Américains, permettent d’identifier Ali/Aimen comme la taupe au sein d’Al-Qaïda.
Cet ouvrage présente de multiples intérêts, notamment sur les constantes et évolutions du phénomène djihadiste, la psychologie d’un agent et le monde du renseignement. L’un des points saillants, martelé par l’auteur – et selon lui insuffisamment pris en compte par les sociétés occidentales sécularisées – est la prégnance du fait religieux comme facteur d’engagement et socle idéologique d’Al-Qaïda : l’eschatologie, la volonté d’accélérer le temps et de provoquer les « batailles épiques » mentionnées dans le Coran, ainsi que la relecture de l’histoire contemporaine à la lumière des hadiths, loin d’être rhétoriques, se trouvent au fondement même de l’action du groupe.
Néanmoins, pour Aimen Dean, le fait religieux pourra aussi être un moteur de désengagement. Éduqué dans un islam compassionnel et érudit, il questionne d’un point de vue théologique la pertinence de l’attaque-suicide, le ciblage de civils, et le glissement entre djihad défensif et offensif, qui procède selon lui d’un islam dévoyé. Son récit offre une perspective fascinante sur la vie d’un agent double : l’exigence permanente de sang-froid, d’adaptabilité et de patience, l’intense solitude, le tiraillement entre trahison et loyauté…
Concernant le contre-terrorisme, se dessine ici par petites touches l’impréparation des services de renseignements occidentaux de l’époque – luttes intranationales, rivalités internationales, fonctionnement en silos – alors que les réseaux djihadistes, agiles, sont déjà paneuropéens et transnationaux. L’entrée en jeu récente des services chinois autour de la question ouïghoure illustre aussi, au niveau géopolitique, l’internationalisation de la problématique djihadiste et l’intérêt croissant de la Chine pour le Moyen-Orient.
Nine Lives constitue un témoignage unique, offrant un large panorama du djihadisme contemporain. La défaite annoncée d’Al-Qaïda et sa résurgence, le désengagement américain d’Afghanistan, sont autant de similitudes avec la situation actuelle en Irak, qui devraient alimenter la réflexion sur les prises de position face à l’État islamique.
Laurence Bindner
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