Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Serge Caplain propose une analyse de l’ouvrage de Vincent Desportes, Entrer en stratégie (Robert Laffont, 2019, 256 pages).
« Seules la prise de recul et la stratégie peuvent conduire les projets humains là où nous voulons les mener. Il nous faut entrer en stratégie ! » C’est cette conviction qui a poussé le général Vincent Desportes à reprendre la plume. Docteur en histoire, ancien directeur de l’École de guerre, et auteur de nombreux ouvrages, il est aujourd’hui professeur associé à Sciences Po et enseignant à HEC. Son dernier livre, Entrer en stratégie, constitue un guide destiné aux décideurs, afin de les sensibiliser et leur donner les clés de compréhension indispensables pour aborder ce domaine trop souvent délaissé en France. Ici, ni recette, ni méthode : juste des postures mentales à adopter, des « actes réflexes » à acquérir pour bien se préparer au « voyage en stratégie ».
Dans le premier chapitre, « Faire face à l’autre », Vincent Desportes rappelle que la maximisation de la production a longtemps tenu lieu de seule stratégie, avant que la mondialisation ne force la réflexion stratégique entrepreneuriale, en exacerbant l’altérité compétitrice. L’« autre que soi » est doté d’intelligence, d’une volonté de nuisance, et adapte ses actions à cette fin. Aucune stratégie n’est possible sans chercher à le connaître, le comprendre, anticiper ses agissements, même si une part d’inconnu reste incompressible. « Embrasser l’incertain » est le propre du stratège. En entreprise comme à la guerre, il est impossible de prévoir l’ensemble des effets directs, indirects ou induits par une action, même parfaitement préparée. Les mêmes causes n’ayant jamais les mêmes conséquences, l’innovation est plus vitale que l’expérience. Cependant, dans ce monde ouvert et complexe, le décideur-stratège doit vivre l’incertitude avec sérénité, en gardant en tête son but et en sachant s’adapter aux circonstances.
Conscient du caractère inévitable de la surprise, le dirigeant doit investir dans le renseignement, la prévention des risques, et anticiper les moyens matériels et humains qui le rendront résilient. C’est en introduisant la « friction » clausewitzienne dans sa réflexion stratégique, en adoptant des dispositifs et des modes d’action souples, en se gardant des réserves, que le décideur conserve sa liberté d’action. Le général Desportes qualifie cette dernière de « monnaie stratégique », à dépenser à bon escient pour faire face aux imprévus et saisir les opportunités. C’est là que la capacité de discernement du stratège est mise à l’épreuve, lui qui doit viser l’essentiel, savoir dans quel domaine, à quel moment, à quel endroit porter l’effort de son entreprise pour arriver à ses fins. Ce « point culminant » à déterminer est forcément fugace : nul effort ne peut être poursuivi indéfiniment. En somme, c’est le choix résolu de l’incertain, fait de conviction comme de remise en question, qui attend le dirigeant.
Avec de nombreuses références aux grands penseurs de la stratégie, et en illustrant son propos d’exemples historiques, l’auteur réussit à comparer judicieusement – ce qui est toujours délicat –, la compétition économique et la guerre. Ses fidèles lecteurs ne devraient pas être surpris de retrouver, dans ce livre, son thème favori de la décision dans l’incertitude. L’objectif avoué d’attirer un nouveau public et de convaincre les décideurs de s’intéresser à la stratégie semble atteint.
Serge Caplain
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