Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère
(n° 3/2019)
. Julien Nocetti, spécialiste des questions numériques à l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Henry Farrell et Abraham Newman, Of Privacy and Power: The Transatlantic Struggle over Freedom and Security (Princeton University Press, 2019), Shoshanna Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power (PublicAffairs, 2019) et Amaël Cattaruzza, Géopolitique des données numériques. Pouvoir et conflits à l’heure du Big Data (Le Cavalier Bleu, 2019).

Pour l’expertise en relations internationales, le sujet des données est particulièrement malléable et stimulant. Les données numériques représentent tout à la fois un enjeu de sécurité et de souveraineté pour les États, un enjeu démocratique pour les populations (à travers la question des données personnelles) et un enjeu fondamental de création de valeur pour les entreprises. Début 2018, l’affaire Cambridge Analytica s’était précisément située au croisement de ces différents enjeux, venant rappeler, d’une part, les capacités de riposte des États dans la sphère numérique et, d’autre part, que la vie privée de millions d’individus pèse peu face aux stratégies commerciales des grands acteurs de l’économie numérique. Les trois ouvrages présentés ici abordent, chacun à leur manière, les défis que fait peser l’exploitation toujours plus exponentielle des données en politique internationale, pour la relation transatlantique, et pour l’avenir du capitalisme.

Concis, l’opus du géographe Amaël Cattaruzza est celui qui présente de manière la plus claire et précise l’entremêlement de la problématique des données et de logiques géopolitiques toujours plus complexes. Longtemps, les données – et plus précisément leur circulation, leur stockage, leur traitement, par des acteurs privés et par des États – ont été une composante négligée des Internet studies et de la gouvernance mondiale du numérique. Or, elles s’imposent aujourd’hui comme un enjeu fondamental en matière de gouvernance ; sur ce plan, les enjeux de la gouvernance mondiale de l’Internet, par exemple, ont trop souvent été réduits à la question de la maîtrise du « cœur » de l’Internet, à savoir les ressources critiques et le système de nommage et d’adressage. Un point fort de l’ouvrage est de se distancier d’une stricte lecture de la donnée comme contenu, pour analyser la matérialité de ces données, leur caractère physique présentant un caractère éminemment stratégique à l’heure où les États entendent concevoir des politiques numériques souveraines.

Ainsi les données sont des composantes à part entière d’une souveraineté numérique âprement débattue, en Occident comme ailleurs. La question de la maîtrise des données est devenue la condition sine qua non de l’autonomie stratégique – tant sur le plan économique et industriel que géopolitique, affirme l’auteur. L’émergence d’un discours sur la souveraineté numérique entre dans ce cadre : maintenir les données sur le territoire national, via une politique de localisation, a structuré une véritable géopolitique des centres d’hébergement de données (data centers). La question de la territorialisation des données fait l’objet d’une deuxième partie très instructive. Cette territorialisation révèle des stratégies nationales de la donnée prenant des formes différentes et nuançant partiellement le consensus issu de la mondialisation. Les États-Unis ont fait du contrôle des données l’axe prioritaire tant du redéveloppement économique structuré autour de leurs géants technologiques que de leur stratégie de sécurité. Ces deux éléments se conjuguent dans une longue tradition d’open door policy visant à l’ouverture de marchés et au maintien de la prééminence américaine. La Chine, rappelle l’auteur, se situe dans une démarche décomplexée de puissance nationale, via un effort au long cours de rattrapage technologique et une volonté de briser le monopole numérique occidental. Dans cette optique, les données doivent permettre d’affirmer la vision chinoise du cyberespace autant que servir d’« instrument géopolitique » du projet des Routes de la soie. L’Europe, elle, pâtit d’un double effet ciseau : l’hégémonie américaine et l’affirmation chinoise affaiblissent le continent qui peine à se positionner en puissance industrielle de premier plan, adoptant en conséquence une posture pour l’essentiel défensive qu’est venu illustrer l’adoption du Règlement général sur la protection des données (RGPD), voté en mai 2018.

L’ouvrage des politistes Henry Farrell et Abraham Newman ne traite pas directement des données ; plutôt, il envisage ce sujet au prisme de l’évolution de la relation transatlantique et de la notion de privacy (respect de la vie privée). Les auteurs relèvent l’évolution inexorable des notions (et des tensions autour) de privacy et du secret. Ainsi le rôle traditionnellement prêté aux États en la matière – opacité des processus de décision, collecte d’informations sur les citoyens – a-t-il vécu ou, du moins, est très insuffisant pour appréhender la complexité des mutations en cours. Plutôt qu’un Big Brother centralisé, les auteurs soulignent la menace posée par une architecture de systèmes décentralisés, certains privés, d’autres publics, certains internes, d’autres internationaux, collectant tous des milliards de données sur les individus. L’État n’est ni absent ni obsolète : il recourt aux données pour rationaliser ses services, viser des opposants politiques ou poursuivre des criminels.

L’environnement autour des États a été radicalement altéré par la surveillance décentralisée des navigateurs Internet, l’ubiquité des téléphones mobiles avec des capteurs et réseaux satellitaires qui communiquent instantanément l’information aux maisons-mères, de vastes banques de données commercialisables, et de processus d’apprentissage autonome (machine learning) qui permettent de catégoriser des données et de prédire les comportements. Puisque les États de part et d’autre de l’Atlantique cherchent à globaliser les problématiques de sécurité intérieure, ceux-ci ne recréent pas les vieilles peurs mais les transforment. Ils louent – ou subtilisent – des données commerciales, les combinant avec les leurs, et mettent en place d’énormes bases de données destinées à des acteurs privés comme Palantir qui les exploitent à des fins lucratives. La ligne de démarcation public-privé vole en éclat, et les États ne peuvent que constater qu’ils dépendent d’initiatives privées pour la collecte de données. Aux États-Unis, les campagnes électorales de Barack Obama et de Donald Trump ont recouru à des techniques de micro-ciblage fondées sur la fusion d’informations commerciales sur les comportements des consommateurs et de tendances de vote politique. Les conditions de la privacy évoluent de la gestion de bases de données publiques vers la gestion d’un accès des États à des bases de données privées. Pour les démocraties, il s’agit d’une tendance de fond particulièrement inquiétante, ce que ne manque pas de nous rappeler le propos final de l’ouvrage.

L’universitaire américaine Shoshanna Zuboff prolonge de manière plus large les réflexions décrites ci-haut : selon elle, les violations toujours plus massives de la privacy ne sont ni fortuites ni facultatives ; elles représentent une source primordiale de profit pour les entreprises les plus riches de la planète. Ces acteurs privés ont un rôle financier direct dans le renforcement et le perfectionnement de la surveillance généralisée dont ils bénéficient – ainsi que dans le maintien de la légalité de cet appareil de surveillance. La thèse centrale de l’ouvrage est la suivante : si le capitalisme du XXe siècle reposait sur la production de masse et l’amélioration des revenus de la classe moyenne, le capitalisme du XXIe siècle repose sur la surveillance, soit l’extraction de données personnelles à l’insu des usagers qui en sont à l’origine.

En se concentrant sur les cas de Google et de Facebook, Zuboff démontre que la valeur créée par les grandes plateformes numériques découle de l’exploitation de données comportementales « cachées », comme les cookies (des fragments de code contenant des informations sur l’internaute, laissés sur son navigateur via les sites qu’il fréquente). Ce sont ces cookies qui assurent un profilage fin des internautes à leur insu. Ainsi, l’exploitation des données extraites à partir des comportements passés des individus (en ligne, mais également et de manière croissante dans le monde physique) permet des prédictions de plus en plus précises de leurs comportements futurs. Dès lors, selon l’auteur, le risque pour nos sociétés est qu’il devient possible d’inciter des individus à agir d’une certaine manière, à leur insu, et donc de les façonner.

L’argumentaire de Zuboff n’échappe pas toutefois à une certaine grandiloquence, au point même que certains techno-critiques pourtant acerbes comme Evgueny Morozov considèrent l’analyse de l’auteure trop alarmiste et pessimiste. Le portrait qui est dressé de la Silicon Valley est uniformément noir, ce qui grève la portée politique de son analyse. Selon Zuboff, la Silicon Valley est sous la coupe d’une idéologie instrumentaire radicale (un chapitre est consacré à instrumentarian power) dont l’objectif est de supplanter l’individualisme libéral par une ingénierie sociale à grande échelle. Elle affirme que Google et Facebook sont devenus le « contraire de la démocratie » – la formule est presque devenue mainstream dans la classe politique américaine depuis le scandale Cambridge Analytica et les fuites de données massives et successives qui concernent Facebook. Au final, le lecteur regrettera le manque de profondeur derrière la notion de « capitalisme de surveillance », laquelle aurait sans doute mérité une analyse davantage « micro » et politique. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage donne du grain à moudre aux nécessaires et complexes formes de régulation à inventer pour encadrer l’action débridée des géants du numérique.

Julien Nocetti,
chercheur à l’Ifri

 

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