Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2019). Isabelle Facon propose une analyse de l’ouvrage de Lawrence Freedman, Ukraine and the Art of Strategy (Oxford University Press, 2019, 248 pages).
Après avoir présenté quelques notions clés de stratégie théorique, et en partant du postulat que « l’art de la stratégie ne réside pas dans l’aptitude à formuler un plan au début d’une crise qui anticipera toutes les contingences et fournira une voie claire vers l’objectif espéré » mais qu’« agir stratégiquement requiert de la flexibilité et souvent de l’improvisation », Lawrence Freedman revendique de souligner, à travers le cas ukrainien, « les limites de la stratégie », dont « l’aspect dynamique » est valorisé.
Selon Freedman, en termes de stratégie « les plus gros échecs ont été russes ». Prenant les autres protagonistes par surprise grâce à la rapidité de ses actions et la diversité des instruments mobilisés – jusqu’aux « références perturbantes aux armes nucléaires » –, la Russie n’a pas pris le temps d’évaluer les conséquences de ses choix, guidés par le projet de fragmenter durablement l’Ukraine et de compromettre son rapprochement avec l’Occident. Elle paie aujourd’hui le prix fort – sanctions, consolidation de la société ukrainienne contre la Russie, prudence des autres voisins, confiance réduite dans la parole de la diplomatie russe…
Freedman éclaire les limites du soutien militaire de la Russie aux séparatistes du Donbass, liées à son déni d’engagement dans la zone, et déconstruit l’idée d’une habileté particulière de la Russie dans la guerre de l’information. Ainsi décrite, la stratégie russe en Ukraine nous ramène au contraste entre l’efficacité relative de la politique de Moscou dans les espaces où les affects entrent peu en jeu (Moyen-Orient, Asie) et ses dérapages et erreurs d’appréciation récurrents dans les zones où ils sont exacerbés (ex-URSS, Europe). On appréciera les clarifications apportées sur la pseudo-doctrine Guerassimov et la question de la guerre hybride.
Autre contraste : la prudence de la réponse occidentale au regard du comportement agile de la Russie. « Il n’y a pas eu de tentative de dissuader l’action russe contre l’Ukraine », du fait du rythme des événements impulsé par les Russes, mais aussi des « divergences internes » de l’Union européenne (UE). Après l’annexion de la Crimée, le principal souci de l’UE a été de dissuader la Russie d’aller plus loin dans l’agression. L’administration Obama, en excluant le transfert de matériel militaire létal vers l’Ukraine, s’est privée d’un « levier diplomatique potentiel pour l’avenir ». En fait, il n’y avait pas d’option « qui aurait pu faire l’objet d’un accord des États-Unis et de l’UE tout en évitant de lâcher complètement l’Ukraine ou de risquer une confrontation encore plus profonde avec la Russie ». Néanmoins, selon Freedman, les initiatives occidentales – dont le soutien à l’économie de l’Ukraine – ont permis de contenir l’aire du conflit.
Sont également pointées les défaillances de la stratégie de l’Ukraine, comme l’annulation de la loi sur les langues, même si Kiev est revenue dessus peu après, ou les « méthodes brutales » mobilisées à l’encontre des séparatistes. Mais la « plus grande erreur […] a été d’utiliser la menace russe comme raison de relâcher l’effort sur la réforme intérieure et la lutte anti-corruption ».
Au final, selon Freedman, le conflit russo-ukrainien « offre plus d’exemples d’une mauvaise stratégie que d’une bonne ». Un ouvrage particulièrement intéressant à lire à l’heure où, après l’élection du président Zelensky, la diplomatie européenne relance l’effort sur le règlement de ce conflit.
Isabelle Facon
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