Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2020). Julien Vercueil propose une analyse de l’ouvrage de Anders Aslund, Russia’s Crony Capitalism. The Path From Market Economy to Kleptocracy (Yale University Press, 2019, 336 pages).

L’économiste Anders Aslund a conseillé l’équipe d’Egor Gaïdar au début de la transition russe (1991-1994). Depuis lors, il a suivi régulièrement l’évolution économique de la Russie. C’est à ce titre qu’il publie ce livre en forme de bilan de vingt années au pouvoir de Vladimir Poutine.

Le bilan est critique, amer et pessimiste, au moins pour le court terme. Critique, il analyse les transformations récentes du capitalisme russe, dont les structures se sont polarisées autour d’un petit nombre d’acteurs et de secteurs privilégiés par le sommet du pouvoir, et qui empêchent son développement. Amer, il soutient que cette évolution n’était pas inéluctable : partant d’une période – les années 1990 – durant laquelle « la Russie n’avait jamais été aussi libre, ouverte et colorée », l’économie a basculé, à partir de 2003-2004, vers un « capitalisme de connivence » (crony capitalism).

Pessimiste, l’auteur l’est donc à court terme, car la tendance qu’il entrevoit ne remet pas en cause l’évolution structurelle du pays, du moins tant que le pouvoir actuel reste en place : le problème principal étant que « l’État a été capturé par un petit groupe de hauts responsables », et il n’est pas possible d’envisager des réformes économiques efficaces avec l’équipe en place.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur distingue trois cercles de proches du président : les responsables de la sécurité nationale (Siloviki), les PDG des grands groupes industriels publics, et les « compères affairistes » de toujours. Au sein de ces trois groupes, le critère de sélection est la loyauté et la discrétion, bien davantage que l’efficacité. Dans le détail, les principales décisions sont prises au Conseil de sécurité, qui ne compte que douze membres. Les corps législatifs et intermédiaires sont supposés fonctionner comme des chambres d’enregistrement et des organes d’application.

Les chapitres suivants présentent les principaux acteurs du nouveau capitalisme russe. Entreprises et banques publiques sont montées en puissance et relayent désormais la politique de l’État dans leurs domaines respectifs. L’insertion internationale de l’économie russe en est affectée : les mouvements entrants et sortants de capitaux reflètent les arbitrages des grands groupes et des principales fortunes de Russie, qui tiennent à l’écart du pays une partie de leur richesse, en dépit des appels à la « nationalisation des élites ». Depuis l’annexion de la Crimée et le conflit ukrainien, l’auteur considère que l’économie russe tend à se déglobaliser, comme le traduit la politique de substitution aux importations annoncée en 2011, et amplifiée depuis 2015.

L’ouvrage fournit un volume important d’informations, parfois de seconde main, qui permettent d’entrer dans la fabrique du capitalisme russe. Malheureusement, il est entaché de jugements hâtifs, telle l’assimilation de l’accroissement du rôle de l’État au développement de la corruption, comme si les années 1990, durant lesquelles l’État s’est effondré comme institution n’avaient pas été aussi celles où la corruption a provoqué le plus de dégâts économiques et sociaux. La simplification à outrance des questions institutionnelles est un travers partagé par nombre d’économistes qui, de près ou de loin, ont influencé les premières réformes post-soviétiques.

Julien Vercueil

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