La rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Hubert Beuve-Méry, intitulé « De l’accord de Munich à la fin de l’État tchéco-slovaque », et publié en 1939 (2/1939).
La Tchéco-Slovaquie indépendante n’est plus. Cet événement qui a violemment secoué la conscience du monde a peut-être moins ému ceux qui avaient commencé, dès l’accord de Munich, à porter le deuil de l’État tchéco-slovaque. Aujourd’hui, il n’est plus temps de se demander si cet accord était licite, étant donné les traités franco-tchécoslovaques, ni s’il était nécessaire, étant donné la situation politique et militaire de l’Europe à l’automne dernier. Mais il peut être utile de jeter un rapide coup d’œil sur les mois qui se sont écoulés entre les promesses solennelles prodiguées par le Führer en septembre et son entrée à Prague le 15 mars. On y verra, après le précédent autrichien, une nouvelle et douloureuse démonstration des méthodes hitlériennes.
L’interprétation et l’application par le Reich de l’accord de Munich
A l’Occident, les voix les plus officielles ont reconnu qu’un sacrifice terrible était imposé à la Tchéco-Slovaquie par l’accord de Munich. Mais tout aussitôt ces mêmes voix développaient une argumentation de nature à rassurer les esprits trop inquiets ou les consciences trop angoissées. La première justification invoquée n’était rien de moins que le maintien de la paix du monde. En second lieu, on assurait à plus de trois millions d’Allemands ce droit de libre détermination des peuples dont se réclamait naguère le traité de Versailles. Enfin la Tchéco-Slovaquie mutilée était assurée des plus précieuses contre-parties.
Débarrassée de la plupart de ses Allemands, abondamment pourvue de livres sterling et de francs par les soins de Londres et de Paris, efficacement protégée par la garantie franco-britannique contre toute possibilité d’agression sur ses nouvelles frontières, elle allait cesser d’être en Europe une pomme de discorde et bientôt vaquer paisiblement à ses affaires comme la Suisse ou la Suède.
Malheureusement, et comme il était trop facile de le prévoir dès le premier moment, cette interprétation optimiste devait, en fait, le céder à l’interprétation de Berlin qui était toute différente. Car l’accord signé, la France avait démobilisé en hâte ; on avait renoncé aux plébiscites prévus ; la Légion britannique, déjà prête à partir, avait été débarquée et la commission internationale composée des quatre ambassadeurs des puissances signataires restait finalement seule chargée de l’application du pacte. Or, au sein de cette commission siégeant à Berlin, l’Allemagne était en fait toute-puissante et, en cas de désaccord, les représentants de la France et de l’Angleterre se trouvaient bien en peine de faire prévaloir leur opinion. Les Tchèques ne purent en douter bien longtemps. Se sentant livrés à merci, ils préférèrent accepter la proposition allemande de négociations directes qui réduisait la commission internationale à une simple instance d’enregistrement. L’Allemagne put donc fixer librement et imposer les frontières de la cinquième zone d’occupation prévue à Munich. Sous prétexte de procéder à la délimitation précise de la frontière, elle imposa bientôt l’occupation d’une sixième zone qui englobait certaines populations purement tchèques. Les nationaux-socialistes allemands de Tchéco-Slovaquie auraient voulu plus encore. Finalement, ce furent les autorités du Reich elles-mêmes qui préférèrent restreindre leurs prétentions et rendre une cinquantaine de communes comptant une vingtaine de milliers d’âmes. L’Allemagne n’avait en effet aucun intérêt à pousser immédiatement sa victoire à l’extrême. Elle devait compter, au contraire, dans une situation particulièrement embrouillée, avec l’éventualité de réflexes désespérés. Aux confins occidentaux de la Bohême, les Chodes annexés n’avaient-ils pas parlé de se battre avec des faulx pour ne pas manquer à leur tradition légendaire de résistance au germanisme ? Et ne suffisait-il pas que le Reich ait tout préparé : contrôle de toutes les grandes voies de communications, organisation des Allemands demeurés en Tchéco-Slovaquie, utilisation de certains chefs slovaques, etc., pour parer efficacement à toute velléité d’indépendance du nouvel État?
Il n’est donc nullement excessif de dire que l’Allemagne a interprété et appliqué en toute liberté les clauses territoriales de l’accord de Munich. Dans le même esprit et avec la même liberté, elle rendait quelques semaines plus tard la sentence de Vienne, hors de toute intervention franco-britannique. Là encore, la solution adoptée entre les prétentions contradictoires de la Tchéco-Slovaquie et de la Hongrie, soutenue par la Pologne et l’Italie, entendait tenir compte avant tout des intérêts allemands.
Ainsi, moins de cinq mois après l’accord de Munich, l’écart apparaissait considérable entre les espérances de l’Occident et la réalité. La paix européenne avait été prolongée, mais nullement consolidée. Trois millions d’Allemands avaient rejoint, contre le gré d’un assez grand nombre d’entre eux, l’Allemagne nationale-socialiste, au nom du droit de libre détermination des peuples. Mais du même coup, 800.000 Tchèques étaient annexés et un peuple de 7 millions d’âmes (plus de 9 millions avec les Slovaques) se trouvait immédiatement aux prises avec un gigantesque effort de germanisation. Quant à l’Etat tchéco-slovaque, loin de trouver la paix et les garanties de sécurité qui lui avaient été promises, il se trouvait menacé, subjugué, sans défense, sans garanties, sans recours possibles. A Paris et Londres, on reconnaissait implicitement cette situation en remettant à plus tard la garantie des frontières si solennellement promise. Quant à l’emprunt annoncé, dont il était à craindre que l’Allemagne ne s’assurât plus ou moins largement le bénéfice, on décidait, après de laborieuses discussions, de le réduire de près de 50 %.
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