Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro d’été 2020 de Politique étrangère (n° 2/2020) – disponible dès 5 juin – que vous avez choisi d'(é)lire :
« Le « trumpisme » en politique étrangère : vision et pratique » écrit par Martin Quencez.

L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche en janvier 2017 annonçait le début d’une nouvelle ère. Durant la campagne, le candidat républicain n’avait laissé aucun doute sur sa volonté de rompre avec les administrations passées, y compris en matière internationale.
« Notre politique étrangère est un désastre total », déclarait-il en avril 2016, listant une longue série « d’humiliations » récentes subies par son pays. Alors qu’approche l’élection présidentielle de novembre 2020, un bilan s’impose.

Après trois ans et demi d’exercice du pouvoir, il apparaît que Trump est bien porteur d’une vision et d’une pratique de politique étrangère inédites, vecteurs d’une transformation profonde du leadership américain dans le monde. Les obsessions du président – importance de la souveraineté nationale et méfiance vis-à-vis des organisations multilatérales, volonté de déconstruire l’héritage de Barack Obama – s’alignent par ailleurs souvent sur celles d’un Parti républicain en pleine mutation idéologique. Le style imprévisible de Trump, et la mise au pas de l’administration, ont aussi structuré la mise en œuvre des fondamentaux de la politique America First.

L’histoire de l’administration Trump à l’international est d’abord celle de la déconstruction de l’idée même d’une « communauté internationale », et du rapport entre les intérêts américains et l’ordre international libéral. C’est également l’histoire d’une volonté de passer des deals qui pourraient être présentés à la population américaine comme autant de victoires. C’est, enfin, l’histoire d’un leadership américain transformé dans le contexte d’une compétition politique, militaire et économique avec la Chine.

L’émergence d’une vision « trumpiste » des relations internationales

Pour les analystes les plus critiques, il serait vain de chercher une cohérence dans la politique étrangère de Donald Trump. Au-delà de quelques marottes personnelles, il ne proposerait pas une véritable politique étrangère. Sa conduite chaotique de l’appareil administratif, et la complexité même de l’environnement stratégique contemporain, ne permettraient pas d’identifier une approche cohérente des affaires extérieures. La seule constance du président serait d’ailleurs sa capacité à changer d’avis. Dans ce contexte, chercher à définir un trumpisme en politique étrangère, voire une doctrine Trump, relèverait d’une véritable gageure.

Pourtant, Donald Trump a bien une vision du monde. Elle apparaît dans les idées présentées par le candidat républicain durant la campagne de 2016 et dans ses nombreuses interventions publiques depuis les années 1980. Pour Thomas Wright, directeur du centre sur les États-Unis et l’Europe à la Brookings Institution, Donald Trump est au contraire remarquablement constant dans ses prises de position. Il considère que les États-Unis sont floués par leurs alliés, que l’économie mondiale joue contre les intérêts américains, et assume une certaine fascination pour les leaders autoritaires. Enfin, Donald Trump est particulièrement attentif aux symboles et à la notion même de respect. Dans une interview de 1980, il résumait ainsi ce que devraient être les États-Unis : « Un pays respecté par les autres. » Près de quarante ans plus tard, le président Trump ouvre son troisième discours sur l’état de l’Union en déclarant : « Notre pays est à nouveau respecté. » Son action à l’international est en effet guidée par une idée fixe : ses prédécesseurs à la Maison-Blanche ont laissé les autres nations profiter de leur naïveté et manquer de respect à l’Amérique, participant de ce fait au déclin des États-Unis dans le monde.

Sur le plan théorique, son unilatéralisme et son nationalisme assumés le rapprochent de l’école jacksonienne, telle que définie par Walter Russell Mead. Mais nombre de ses aspects restent difficilement classables. Ses instincts isolationnistes ont, par exemple, été contredits par des décisions plus interventionnistes, comme celle de frapper les forces de Bachar Al Assad en avril 2017 et avril 2018. Si Donald Trump a aussi vu sa politique décrite comme une forme de réalisme, certaines de ses déclarations dénotent une vision quasi civilisationnelle des conflits mondiaux. En 2018, Barry Posen avait tenté de regrouper ces tendances dans une expression,
« l’hégémonie illibérale ». Sous Trump, l’administration américaine ne cherche plus à défendre un ordre et des valeurs libérales mais simplement à assurer sa supériorité militaire et économique sur ses adversaires.

Au-delà des écoles de pensée, l’approche de Donald Trump est celle d’un président populiste, anti-élites, et porteur d’une certaine colère. Il souhaite rompre le statu quo, en particulier à l’égard de l’ordre libéral international et des organisations multilatérales. Il remet également en cause l’idée même d’exceptionnalisme américain, déclarant à propos de la politique de Vladimir Poutine : « Il existe beaucoup de meurtriers. Vous pensez que notre pays est tellement innocent ? »

Tout au long du mandat, certains des proches conseillers de Donald Trump ont tenté de théoriser le trumpisme. Les tribunes de H. R. McMaster et Gary Cohn, ou les discours du secrétaire d’État Mike Pompeo ont cherché à apporter nuances et précisions. Mais la pratique a largement suivi les principes édictés par Trump lui-même durant la campagne.

Une politisation accrue de la politique étrangère américaine

L’action de l’administration Trump se développe dans un contexte d’intenses débats au sein de la droite et du milieu conservateur américain. Le trumpisme est ainsi autant l’inspiration que le produit de ces évolutions profondes. Durant la campagne présidentielle de 2016, le candidat Trump avait su utiliser la colère de sa base électorale vis-à-vis de la guerre en Irak pour attaquer la candidate démocrate, et l’ensemble de la communauté stratégique washingtonienne. Enjeux internationaux et politique intérieure ne faisaient alors qu’un. En déclarant qu’Hillary Clinton cherchait à devenir l’« Angela Merkel américaine », Trump avait su exploiter l’aversion d’une grande partie de l’électorat républicain pour la politique migratoire de la chancelière allemande.

Cette politisation de la politique étrangère trouve peut-être son meilleur symbole dans la volonté d’effacer systématiquement le bilan de l’administration Obama. Véritable fil rouge des années Trump, cet objectif est non seulement une obsession personnelle du président, mais aussi un véritable cri de ralliement pour l’ensemble du Parti républicain depuis la fin des années 2000. Les retraits successifs du Partenariat Trans-Pacifique (TPP), de l’accord de Paris sur le climat, de l’accord sur le nucléaire iranien, ou encore la décision de revenir sur la politique de rapprochement avec Cuba, en sont les plus parfaites illustrations. La volonté de distinguer sa politique de celle d’Obama a également joué dans le choix de Trump de frapper la Syrie après l’utilisation d’armes chimiques, ou encore de livrer des armes à l’Ukraine. En 2020, Donald Trump reste dans une logique de comparaison avec Barack Obama : en pleine épidémie de COVID-19, il qualifie de « désastre complet » la gestion de la grippe H1N1 dix ans plus tôt. Les années Obama ont aggravé la polarisation de l’électorat américain, et ces comparaisons régulières avec son prédécesseur permettent à Donald Trump de rallier les Républicains à sa bannière.

La politique étrangère du président américain ne peut être décorrélée de la politique intérieure et des considérations électorales. Le cas le plus remarquable est celui des chrétiens évangélistes, indispensables à l’élection de Donald Trump et dont la priorité à l’international est le soutien à Israël. La décision, en décembre 2017, de reconnaître Jérusalem comme capitale de l’État hébreu, le plan de paix de janvier 2020, les déclarations appuyées en faveur de la politique de Benjamin Netanyahou répondent directement aux attentes de cet électorat. Le président Trump est également convaincu que sa base est profondément opposée à des interventions militaires longues, alors que les conflits en Irak, en Afghanistan et en Libye sont perçus comme de coûteux échecs. Il a donc promis de mettre fin à certaines interventions militaires américaines. Ce principe de retrait a notamment guidé son approche du conflit syrien, et de la lutte contre l’État islamique.

Enfin, la politique intérieure a largement pesé dans la politique américaine vis-à-vis de la Russie. Dans ce cas précis cependant, elle a joué un rôle d’entrave des instincts trumpistes. Dès son élection, la relation entre Donald Trump et Vladimir Poutine a en effet été au centre de l’attention. Les interférences russes en faveur de Trump lors de la campagne de 2016, confirmées a posteriori par les services de renseignement américains et le Sénat, ont plané comme une ombre sur le mandat du président. L’enquête menée par le procureur Robert Mueller a réduit les marges de manœuvre de l’hôte de la Maison-Blanche, et modifié le cours des relations américano-russes. Bien que l’électorat républicain soit devenu, avec Trump, plus favorable à la Russie, l’espoir d’une relation pacifiée avec Moscou répété durant la campagne de 2016, n’a pas débouché sur une politique plus conciliante dans les principaux sujets de tensions américano-russes. Au contraire, Donald Trump s’est présenté comme ayant une politique particulièrement dure vis-à-vis de la Russie.

L’imprévisibilité de Trump à l’épreuve du réel

Dans la pratique, la personnalité du président joue un rôle de premier ordre dans ses choix politiques. L’administration Trump se caractérise d’abord par son imprévisibilité, qui inquiète les partenaires internationaux autant qu’elle déconcerte les diplomates et les administrations américaines. Les exemples sont ici nombreux. Dans le vol le ramenant du Canada après le sommet du G7 en juin 2018, Donald Trump, agacé par les déclarations de Justin Trudeau, annonce soudainement qu’il retire son soutien au communiqué final. L’annonce du limogeage du secrétaire d’État Rex Tillerson via Twitter fut une surprise pour le principal intéressé. Pour Donald Trump, cultiver l’imprévisibilité permet de tenir partenaires et adversaires en garde, et de tirer parti de cette posture en gardant constamment toutes les options sur la table.

Ce climat d’incertitude se nourrit par ailleurs d’une tendance assumée à traiter ensemble les enjeux militaires, économiques, technologiques et politiques dans de grandes négociations. Pour Donald Trump, il s’agit d’établir des transactions globales entre États, où tous les aspects de la relation sont présents et interchangeables. Les tarifs douaniers appliqués à partir de 2018 aux produits de l’acier et de l’aluminium européens, canadiens et mexicains pour « raison de sécurité nationale » en sont un exemple frappant. Les partenaires comme l’Union européenne, plus habitués à travailler « en silo », s’adaptent difficilement à cette approche.

Les alliés traditionnels des États-Unis, en Europe et en Extrême-Orient notamment, sont la cible privilégiée des attaques du président américain. En décembre 2019, le New York Times dénombrait 233 tweets attaquant des nations alliées. On retrouve dans ces invectives les grandes thématiques du trumpisme : les alliés abusent des largesses américaines pour ne pas payer pour leur propre défense, et tirent profit de relations commerciales désavantageuses pour les États-Unis. En dépit des tentatives, notamment françaises et japonaises, de créer une relation personnelle avec le chef d’État américain qui permettrait de limiter les incidents, Donald Trump n’a jamais cessé ses excès diplomatiques à l’encontre des partenaires traditionnels des États-Unis.

L’administration America First

Dès 2016, la question de la formation de l’équipe de politique étrangère de Donald Trump s’est avérée épineuse. Un grand nombre de Républicains membres de la communauté stratégique de Washington s’étaient opposés à sa candidature. Cet antagonisme originel a joué à plein en faveur de la thèse d’un État profond diplomatique qui chercherait à éteindre le pouvoir présidentiel. Il a également produit deux difficultés : d’abord des contraintes importantes pour les nominations à de nombreux postes au département d’État, parallèlement aux importantes coupes budgétaires mises en œuvre par le secrétaire Rex Tillerson ; puis de très nombreux départs en cours de mandat.

Il ne faut pourtant pas sous-estimer le travail de la diplomatie américaine durant ces années. Un certain nombre de dossiers, loin du regard du président et de la Maison-Blanche, ont pu être gérés de manière traditionnelle. Par ailleurs, certaines décisions ont mis en lumière une certaine inertie de la politique étrangère américaine. En août 2017 par exemple, le président déclarait – à rebours de ses instincts premiers – que ses échanges avec ses conseillers l’avaient convaincu d’augmenter la présence militaire américaine en Afghanistan. Deux ans et demi plus tard, un accord signé avec les Talibans prévoit le rapatriement de soldats américains. Donald Trump pourrait en définitive laisser en Afghanistan à la fin de son mandat le volume de troupes américaines qu’il y avait trouvé…

Enfin, l’administration a présenté avec la « National Security Strategy » (NSS), et surtout la « National Defense Strategy », les priorités stratégiques de long terme des États-Unis. Ces documents officiels désignent la Chine comme leur seul réel rival dans le monde, et insistent sur la multiplicité des domaines dans lesquels joue cette compétition : militaire, économique, technologique, politique et culturel. La priorité donnée à cette rivalité est d’autant plus importante qu’elle constitue un des rares éléments de consensus entre Républicains et Démocrates.

À ceci s’ajoute cependant le message rassurant porté par les diplomates et représentants américains à l’étranger. En distinguant rhétorique et tweets du président de la « vraie » politique des États-Unis dans le monde, la diplomatie américaine met en lumière le soutien continu aux alliés et l’effort de coopération qui perdure, notamment dans le domaine de la défense. Ce message est reçu plutôt positivement, notamment en Europe centrale et dans les pays baltes, les États-Unis ayant augmenté leur participation aux initiatives de réassurance de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) face à la menace russe durant les premières années du mandat de Trump. Le Congrès a par ailleurs joué un rôle important pour rassurer les alliés quant au respect par Washington de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord, et pour renforcer ou mettre en place de nouvelles sanctions à l’encontre de la Russie.

Ce message sous-entend que des officiels expérimentés travaillent à canaliser les instincts les plus excentriques de Donald Trump. Des personnalités comme le général James Mattis soulignent l’importance des alliances, et promeuvent une politique de retenue. Elles se révèlent toutefois impuissantes à peser sur les décisions les plus controversées. En outre, leur temps de survie dans l’entourage du président est relativement court, et à partir de 2018 l’administration s’aligne progressivement sur les principes de l’America First. En septembre 2019, alors qu’on lui demande de commenter le renouvellement des conseillers à la Maison-Blanche, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian répond : « La France a un interlocuteur : c’est le président Trump. » L’intervention turque au nord de la Syrie en est alors une illustration éclatante : en dépit des déclarations du Pentagone et des récriminations de plusieurs sénateurs républicains, le président américain décide de laisser faire.

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