La rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Paul Giniewski, intitulé « La politique européenne et américaine d’Israël », et publié dans le numéro de printemps 1971.

Depuis la guerre des Six jours, la politique étrangère d’Israël a subi des changements évidents. La rupture par la France de son alliance non écrite avec l’Etat juif en a été le point de départ et le signe le plus visible. L’interruption des relations diplomatiques avec l’URSS, à l’initiative de celle-ci, et l’appui de plus en plus résolu qu’Israël a dû prendre sur les Etats-Unis, en ont été les conséquences, avec une portée probablement plus profonde. Sans aborder ici l’analyse de ces trois phénomènes, on veut définir les lignes de force de l’actuelle politique européenne d’Israël. On remarquera d’emblée qu’elle est hypothéquée dans une certaine mesure par les rapports israélo-américains. Et limitée, presque au sens géographique du terme, par le blocage, à l’Ouest de l’Europe par la France, à l’Est, par le bloc soviétique, de ses possibilités de manœuvre.

Il en résulte qu’Israël, après juin 1967, a dû rechercher en Europe à élargir ses relations avec ceux des pays, déjà amis, qui n’avaient pas occupé pendant l’idylle franco-israélienne, Tavant- plan de son champ visuel.

L’axe Jérusalem-Rome

L’Italie a été le principal objectif et bénéficiaire de cette réorientation. L’Italie a d’ailleurs elle-même pris un certain nombre d’initiatives économiques et politiques, afin de diversifier sa présence au Moyen-Orient, et dont les moyens coïncident avec les objectifs d’Israël. C’est ainsi qu’en novembre 1968, une délégation gouvernementale italienne a visité l’Egypte, la Jordanie et Israël, pour se documenter sur les perspectives de paix, et étudier les possibilités ouvertes à la présence italienne au Moyen-Orient. C’était très nettement le résultat de l’évolution des relations franco-israéliennes, qui ont créé un vide politique, et de l’affaiblissement de la position française, écartée comme interlocuteur objectif par l’une des parties au conflit.

L’Italie est géographiquement parlant presque limitrophe du Moyen-Orient. La réorientation israélienne s’est déjà traduite par d’importants marchés passés à l’industrie italienne, notamment la construction navale et l’équipement ferroviaire. Dans plusieurs domaines (notamment liés à la défense), l’Italie est devenue un facteur important. Depuis l’occupation du Sinaï, certains gisements pétroliers liés à l’Italie se trouvent sous domination israélienne. Israël se trouve donc, de facto, associé à l’une des formes de la présence italienne au Moyen-Orient. L’Italie joue d’ailleurs un jeu diplomatique et politique habile. Elle maintient des liens très étroits avec l’Egypte, la Jordanie, l’Irak et la Syrie d’un côté, avec Israël de l’autre. Le rythme de l’expansion de la présence italienne est très rapide. Elle commence, objectivement, à concurrencer la présence française, d’autant plus qu’elle se sert des mêmes « armes » de pénétration que la France : les relations culturelles. Cette forme de présence n’a jamais joué un rôle déterminant dans la pénétration des influences britannique ou américaine, mais a toujours constitué le moyen principal d’expansion de la présence politique française au Moyen-Orient. Si l’Italie ne remplace pas encore la France, elle utilise cependant ses méthodes, avec le bénéfice, dans le cas d’Israël, d’un contexte politique excellent.

L’Italie cherche d’ailleurs à pratiquer, entre Israël et les Etats arabes, une politique équilibrée. Dans ses rapports économiques, elle a cherché à s’implanter chez les deux adversaires (Fiat possède d’importants intérêts en Egypte). Dans ses prises de position politiques, elle s’est alignée sur les positions européennes, jamais sur celles de l’URSS. Ce climat serein s’est traduit par la visite officielle de M. Eban en Italie, en juin 1970, peu après la visite du ministre des Affaires étrangères italien en Egypte : les commentateurs ont souligné, à cette époque, qu’aucun ministre israélien n’avait effectué de voyage officiel en France depuis plusieurs années.

Cette politique équilibrée constitue une sorte de compromis entre les tendances d’une opinion publique largement pro-israé- lienne, et la prise en considération, par le gouvernement, du poids des pays arabes dans l’arène gouvernementale. L’amitié pour Israël a aussi de profondes racines dans tous les partis politiques italiens, bien que la gauche (parti communiste et nouvelle gauche) prenne des positions anti-israéliennes de plus en plus prononcées. Le parti communiste italien est certainement plus anti-israélien que son homologue français. Mais il ne semble pas que les rapports entre les deux pays doivent, dans le proche avenir, en souffrir.

Cette recherche, par Israël, de toutes les politiques méditerranéennes actives entreprises par les pays européens pourrait aussi impliquer la Grèce, l’Espagne, et même, en vue d’un renouveau ou d’une seconde jeunesse de ses « premières amours », la France, qui joue un jeu politique méditerranéen serré. On verra plus loin quelles sont les possibilités sur le plan français, où l’expérience israélienne, véritablement traumatique, paralyse dans un certain sens ses efforts et son imagination. Les relations $vec la Grèce existent : diplomatiques, aériennes, commerciales. Le changement de régime en Grèce n’a pas constitué, aux yeux d’Israël, un encouragement à accroître ses relations avec ce qu’on appelle (trop sommairement sans doute) la Grèce des colonels. De plus, ce qui compte surtout pour les Grecs, c’est l’intérêt de la communauté hellénique établie en Egypte. […]

La France, encore une fois ?

Reste la puissance méditerranéenne et européenne par excellence, la France.

Les plus optimistes, comme les plus pessimistes, sont d’accord en Israël pour assigner des objectifs très modestes à la réanimation des relations avec la France, du moins dans l’immédiat : atteindre un modus vivendi, accepté de part et d’autre, qui permette au courant de repasser dans les deux sens.

Il est certain qu’on est sur la voie de ce modus vivendi. Les grandes controverses verbales et publiques sont probablement terminées, Israël n’est plus traité de « peuple dominateur » après avoir été appelé « notre ami, notre allié », l’étalage réciproque des torts et des griefs est relégué au magasin aux accessoires. On est conscient, de part et d’autre, que malgré les vifs courants de sympathie intellectuelle et politique existant dans lés deux pays, une coordination des politiques gouvernementales n’est pour le moment pas possible, étant donné que les cartes politiques de la France sont clairement sur table. Les intérêts économiques et commerciaux français sont affirmés sans réticence, et l’on se tromperait si l’on espérait un changement dans les circonstances actuelles. On a en somme accepté le fait d’un désaccord fondamental et la situation n’est pas sans rappeler cette idée de Valéry, que souvent la clef d’un accord repose sur la conscience d’une divergence fondamentale. Etre d’accord pour constater qu’on ne l’est pas, vous libère de l’amertume.

Il faut ajouter que la détente du climat politique n’a pas constitué le seul fruit du lent processus de normalisation franco-israélienne. Des faits tangibles se sont quand même inscrits au tableau. Il y a quinze mois, la France a changé sa position vis-à-vis de la candidature israélienne à un accord avec le Marché Commun, et cet accord a pu se faire.

On a l’impression, en Israël, que l’insistance de la France sur la nécessité de la concentration à quatre constitue une sorte de leitmotiv politique, sans contenu réel. Certains échanges franco-israéliens s’étoffent, et portent notamment sur la fourniture de matériels d’un grand intérêt pour Israël.

L’amélioration du climat permet aujourd’hui des discussions fructueuses, sur des sujets spécifiques, sans que les divergences conduisent à la polémique. La discussion n’était pas possible il y a dix-huit mois. Il existe aujourd’hui un certain désir français de jouer le jeu politique avec un peu plus d’équilibre dans les affaires du Moyen-Orient.

Bien entendu, on ne se leurre pas, en Israël, sur les raisons objectives qui ont conduit à ces légers mieux. On ne pense pas qu’ils puissent conduire à une modification de la politique arabe de la France. Mais on pense que la France ne refuse plus, par principe et par politique, qu’Israël remporte un avantage, si cet avantage se présente sous la forme d’une retombée.

C’est ainsi que l’accord de la France pour l’accès d’Israël au Marché Commun a été le fruit, non pas d’un changement de la politique moyen-orientale du Quai d’Orsay, mais d’une évolution de sa politique européenne. La politique d’expansion de l’Europe des Six a subi, depuis le départ du général de Gaulle» le développement que l’on sait, et le même changement d’attitude est intervenu à l’égard de la Grande-Bretagne, et au sujet des accords préférentiels à conclure avec l’Autriche, l’Espagne, la Yougoslavie, le Danemark.

La récente remarque publique du Président Pompidou (« II faut des frontières sûres et des relations normales avec les voisins… Il faut un traité de paix par lequel tout le monde se reconnaisse en paix… Il faut que les Arabes reconnaissent Israël ») a été accueillie en Israël avec la surprise et l’attention que l’on devine. Elle représente une formulation presque identique au langage diplomatique israélien. Sans doute elle ne constitue pas une déviation de la ligne politique française, dont M. Léo Ha- mon devait préciser quelques jours après qu’elle est toujours basée sur la résolution de novembre 1967. Cette résolution implique des frontières sûres, la paix, et également, une évacuation des territoires occupés. Mais la déclaration du Président Pompidou semble indiquer que la France pourrait ne plus s’en tenir à une adhésion rigide à l’interprétation arabo-soviétique de la résolution, et reconnaître aux autres aspects du texte onusien une valeur égale.

II y a là un déplacement d’accent. Peut-être s’agit-il d’un avertissement voilé, à la fois en direction d’Alger, voire une anticipation de la déception politique et commerciale que l’affaire des Mirage libyens pourrait réserver à la firme Dassault, si cette commande, comme on le chuchote, venait à être fortement réduite par le colonel Khadafi.

On est d’autre part persuadé, en Israël, que des modifications de la politique européenne ou atlantique de la France contiennent des possibilités de dégel franco-israélien. On y observe certainement avec attention les démarches de la politique étrangère française, et notamment son évolution sur le plan américain.

L’hypothèque américaine

Gar la politique américaine est dans une large mesure mal comprise en Europe. La plupart des pays européens ont longtemps considéré le Moyen-Orient comme le champ clos de la rivalité USA-URSS, et ont tendance à interpréter toute manifestation de la politique moyen-orientale des Super-Grands comme un élément de leur affrontement, lié accessoirement seulement à leur politique arabe ou israélienne. Par conséquent, certains pays européens réagissent à telle ou telle démarche politique américaine en fonction de leur attitude dans la lutte américano-soviétique, plutôt qu’en fonction des mérites propres de cette démarche. Certains pays européens ont soutenu la dernière résolution afro-asiatique et anti-israélienne à l’ONU, faute de bien comprendre les intentions de l’initiative Rogers qui amorçait les « négociations » israélo-arabes : l’incompréhension européenne coûte à Israël des appuis, sa cause étant confondue avec celle de son « protecteur » américain.

L’une des tâches, et non des moindres, de la diplomatie israélienne en Europe est donc d’exposer son cas en le dissociant des positions américaines, malgré le fait qu’Israël s’appuie de fïlus en plus sur les Etats-Unis:

‘ Cette tâche est d’autant plus délicate que l’effort diplomatique israélien a récemment presque totalement été orienté vers les Etats-Unis. […]

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