La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Françoise de La Serre, intitulé « Une Europe ou plusieurs ? » et publié dans le numéro de printemps 1999 (n° 1/1999).
Europe à plusieurs vitesses, à géométrie variable, flexibilité, différenciation, coopération renforcée… Ces différents concepts ont été avancés pour relever un défi majeur : organiser la différence au sein d’une Union européenne de plus en plus hétérogène sans casser la dynamique de l’intégration. Le problème n’est certes pas nouveau. Pour conjuguer diversité et intégration, progressivité et flexibilité ont imprégné la construction européenne depuis ses origines, permettant notamment les élargissements successifs et alimentant les réflexions sur le développement futur de la Communauté. Le rapport Tindemans et le projet Spinelli suggéraient d’y avoir recours pour triompher des blocages et contourner les éventuels vétos des États-membres les plus réticents. Mais il s’agissait alors de variations sur l’Europe à deux vitesses portant sur le rythme de l’intégration sans en remettre en cause les objectifs.
La « coopération renforcée » : de la pratique au concept
L’idée de différenciation est revenue en force, au début des années 90, et a en même temps changé de nature. D’une approche pragmatique reconnaissant la différence comme un fait de la vie communautaire, on est passé à la recherche d’un concept organisant une intégration différenciée. Deux événements ont joué un rôle significatif dans cette évolution : la création de l’Union économique et monétaire (UEM) et le débat sur l’architecture européenne dans l’Europe de l’après-guerre froide.
Avec l’UEM, le traité de Maastricht a organisé de facto — et sans qu’aucun débat de principe n’ait eu lieu au préalable — une avancée à quelques-uns dont certains États-membres se sont auto-exclus en obtenant des dérogations éventuellement permanentes. À côté d’une Europe monétaire à deux vitesses prévoyant, pour la majorité des participants, une progression à des rythmes différents vers des objectifs communs, a été créée une Europe à géométrie variable fondée sur la possibilité d’opting-outs.
Dans le même temps, les bouleversements géopolitiques de l’après-guerre froide et la perspective d’une recomposition du continent européen ont fortement contribué à un débat faisant la part belle à l’idée de différenciation. Encore faut-il remarquer qu’en matière d’architecture européenne, on est passé d’une problématique d’organisation différenciée autour de l’Union — les cercles concentriques suggérés par Edouard Balladur — à l’évocation d’une flexibilité à l’intérieur de l’Union. Le feu vert donné à l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale, en juin 1993, par le Conseil européen de Copenhague, puis l’adhésion, en janvier 1995, de trois pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE), à savoir l’Autriche, la Finlande et la Suède, ont provoqué cette évolution.
Sont apparues alors, avec le discours de John Major sur l’Europe flexible et le papier Schaùble-Lamers proposant l’idée de Kern-Europa, deux visions opposées de la différenciation qui correspondent à deux conceptions divergentes de l’intégration européenne.
S’inspirant toutes deux du traité de Maastricht, chacune pousse jusqu’au bout l’une des deux logiques qui coexistent dans l’UEM. Pour John Major, une logique de « solidarités refusées » étendant les opting-outs à d’autres domaines et organisant, autour du marché unique, un réseau ad hoc de coopérations. Pour les représentants de la CDU (Union chrétienne-démocrate), une logique de « solidarités renforcées » faisant des participants à l’UEM le fer de lance d’une intégration s’étendant au domaine politique. D’un côté, une probable régression vers l’intergouvememental par une Europe à la carte. De l’autre, la progression possible d’un noyau d’États-membres vers l’Union politique.
La France et l’Allemagne, appuyées par les pays du Benelux, ont tenté à l’occasion de la Conférence intergouvernementale (CIG) de traduire dans les textes une approche médiane, partagée par une majorité d’États-membres : éviter que l’Union soit contrainte d’avancer au rythme des plus lents et contourner l’« exceptionnalisme » de certains partenaires, au premier rang desquels figurait, alors, le Royaume-Uni. S’ajoutait à ces objectifs la préoccupation d’éviter que se développent hors traité des coopérations du type Schengen.
Pour ce faire, le couple franco-allemand a proposé, dans le traité de Maastricht révisé, l’inclusion de clauses permettant la mise en œuvre de « coopérations renforcées ». Celles-ci devaient respecter trois grands principes : servir les objectifs du Traité sur l’Union européenne, se développer dans le cadre du système institutionnel unique, être ouvertes aux retardataires ou aux récalcitrants, sans toutefois pouvoir être bloquées par le véto de l’un d’entre eux. Devenue progressivement un enjeu majeur de la négociation du fait de l’enlisement des autres dossiers institutionnels, la coopération renforcée a été introduite dans le traité d’Amsterdam qui définit les modalités d’une « coopération plus étroite » entre certains États-membres. Des juristes ont évoqué à ce propos « une véritable révolution copernicienne » dans la mesure où, pour la première fois, un texte juridique « substitue la diversité à l’unité et la différence à l’uniformité à la fois dans les règles applicables aux États-membres actuels et dans leur statut vis-à-vis de celles-ci ».
Mais, au-delà de cette percée juridique, que peut-on attendre des clauses de coopération renforcée ? Est-ce la réponse adéquate aux mutations structurelles actuelles (UEM) ou à venir (élargissement) qui exigent sans doute de nouveaux concepts et de nouveaux schémas ?
Le dispositif complexe du traité d’Amsterdam
La grande avancée du traité d’Amsterdam est que désormais, et pour la première fois dans l’histoire de la construction européenne, la détermination de quelques États à aller plus vite et plus loin dans la voie de l’intégration est reconnue comme légitime et située dans le cadre institutionnel de l’Union. Mais cette acceptation de principe est encadrée de nombreux garde-fous. « Solution de dernier ressort », après qu’ont été épuisées les ressources de la méthode communautaire, la coopération renforcée obéit à une procédure de déclenchement lourde (accord d’au moins 8 États-membres) et voit son champ d’application, en particulier dans le pilier « Communauté européenne », étroitement limité : ni l’acquis communautaire, ni les domaines relevant des compétences exclusives, ni la citoyenneté ne pourront faire l’objet d’une coopération renforcée. En outre, demeurant « ouverte » à la participation ultérieure des États qui n’ont pas voulu s’y engager, elle ne doit pas nuire à l’intérêt de ceux-ci (il faut d’ailleurs remarquer que les non-participants à la coopération renforcée sont partie prenante — sans droit de vote — aux délibérations). Au-delà de ces contraintes, le processus de décision retenu ne paraît pas servir la cause de la coopération plus étroite. Si la règle est celle d’une décision du Conseil statuant à la majorité qualifiée, elle est assortie d’une exception de taille : un État-membre peut opposer son veto au déclenchement d’une coopération renforcée « pour des raisons de politique nationale importantes et qu’il expose ». Dans ce cas, il n’est pas procédé au vote, le problème pouvant être renvoyé au Conseil européen pour une décision à l’unanimité.
Une telle disposition — imposée dans la dernière phase de la négociation par le Royaume-Uni soutenu par la Suède et le Danemark — est contraire à la philosophie même de la coopération renforcée puisque celle-ci peut être bloquée par ceux qui ne souhaitent pas y participer.
Au moment où Ton souhaite autoriser la progression à quelques-uns, il peut paraître paradoxal d’introduire, dans le système juridique de l’Union, une nouvelle version du compromis de Luxembourg. Jusqu’alors, celui-ci avait été soigneusement cantonné au statut de déclaration politique et n’avait jamais fait l’objet d’une codification.
Certes, on peut estimer que l’argumentaire que devra présenter un opposant au déclenchement d’une coopération renforcée fait reposer sur lui la difficile charge de la preuve. De surcroît, en entrant dans le traité, ces dispositions deviennent « justiciables » et permettront dès lors de porter devant la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) un différend entre États-membres sur l’opportunité d’engager une coopération renforcée. Mais est-il politiquement envisageable que la Cour se prononce sur le bien-fondé de l’invocation d’un intérêt national ? L’interprétation donnée par Tony Blair — et sans doute partagée par certains de ses homologues — est en tout cas différente. Commentant cette disposition du traité devant la Chambre des communes, il a en effet affirmé : « Nous avons obtenu un droit de véto sur des coopérations renforcées pouvant conduire à un noyau dur dont nous serions exclus ». […]
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