La rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de A. Suat Bilge, intitulé « Le conflit chypriote, vu de Turquie », et publié dans le numéro 4/1964.

Pour comprendre les positions et les buts des parties dans ce conflit, il est raisonnable de prendre l’année 1954 comme point de départ. Car c’est durant cette année-là que le conflit prit un caractère vraiment international. Depuis lors il a suivi un développement mouvementé au cours duquel les parties ont défendu leurs points de vue devant l’opinion publique et ont lutté pour les faire admettre.

Nous allons essayer de résumer ci-dessous le point de vue turc sur le déroulement de ces événements.

I. Les premières positions prises par les parties

L’origine du conflit chypriote et la lutte entre les communautés turque et grecque remontent à des temps très anciens. Mais pour discerner la vraie cause du conflit on peut se contenter de prendre l’année 1954 comme point de départ. Les revendications réciproques, les mésententes et même les conflits armés entre les communautés vivant dans l’île, devinrent une question internationale lorsqu’en 1954 la Grèce porta le différend devant les Nations-Unies. Pendant cette première période, le conflit chypriote était présenté au monde comme aspiration à l’ auto-détermination d’un peuple colonisé.

Profitant du courant de décolonisation, les Grecs de Chypre et la Grèce ont tout d’abord proclamé que le seul peuple européen qui vivait sous une administration coloniale était les Chypriotes grecs, qu’il fallait mettre fin à cette administration et donner la possibilité à ces Chypriotes de choisir librement le gouvernement sous lequel ils vivraient et même de réaliser l’union de l’île avec la Grèce. Ainsi les revendications des Grecs qui apparaissaient comme le prélude de la lutte d’un peuple opprimé contre une puissance coloniale, l’Angleterre, passait sous silence les aspirations de la communauté turque vivant dans l’île, ainsi que les intérêts de la Turquie.

L’île de Chypre était mise juridiquement sous une administration coloniale, mais en fait sa situation avait été différente de celle des autres colonies. Comme l’on sait, Chypre avait été conquise en 1571 par les Ottomans et administrée par eux pendant 307 ans. En 1878, l’administration de l’île de Chypre passa aux Anglais, afin de fortifier la sécurité et la défense de l’Empire, par un traité qui fixait le but et les conditions de cette administration. La Turquie et l’Angleterre ayant participé à la première guerre mondiale dans des camps opposés et la Turquie étant sortie perdante de cette guerre, elle fut obligée de renoncer en 1923 à ses droits sur l’île de Chypre par le traité de paix de Lausanne. L’île de Chypre, département de l’Empire Ottoman, était ainsi soustraite à la souveraineté turque. A cause de ce développement historique il était difficile pour la Turquie et pour les Turcs de l’île de considérer le conflit chypriote comme une question coloniale quand le sort de l’île se trouva de nouveau en jeu à la fin de la deuxième guerre mondiale.

L’intérêt manifesté par les Turcs à l’égard de Chypre était en étroite relation avec leur préoccupation d’assurer la sécurité de l’Anatolie. Cette préoccupation historique n’était pas née chez les Turcs. Tous les anciens maîtres de l’Anatolie avaient témoigné des mêmes soucis. C’est pourquoi le sort de l’île avait toujours suivi celui de l’Anatolie dans le passé. Quand les Turcs établirent leur domination sur l’Anatolie, ils furent amenés à imiter leurs prédécesseurs par la nécessité stratégique devenue historique et ils firent la conquête de l’île en 1571. La cession administrative de Chypre à l’Angleterre était motivée par la même nécessité de défense. En effet, cette cession était motivée par la préoccupation des Ottomans d’assurer et de faciliter la participation de l’Angleterre à la défense de l’Empire. En 1878 il n’était pas question de renoncer à l’île de Chypre, mais bien de l’utiliser comme une base de défense. L’enlèvement de l’île à la Turquie en 1923 fut une décision imposée au peuple turc du fait de la première guerre mondiale.

Le rôle stratégique de Chypre a aujourd’hui toujours la même importance pour la défense de l’Anatolie. Une longue expérience historique ne permettait pas à la Turquie de négliger les dangers auxquels elle a dû toujours faire face. Malgré le désir des Turcs d’achever le développement économique de leur pays et de consacrer tous leurs efforts à ce but, nous étions dès la fin de la deuxième guerre mondiale l’objet de menaces et même de revendications territoriales. La persistance de cette menace a obligé la Turquie à assurer sa sécurité par des alliances défensives telles que l’OTAN et le CENTO. L’île de Chypre contrôle par sa situation les routes maritimes et les ports par lesquels la Turquie espère recevoir l’aide de ses alliés. Quand il fut question d’un changement du statut international de Chypre, il était naturel que la Turquie ne le considérât pas comme une simple affaire coloniale. On nous pose souvent cette question : Pourquoi l’objection de la Turquie à l’annexion de Chypre à la Grèce puisque ces deux pays collaborent à l’intérieur de l’OTAN et sont deux pays alliés. Nous Turcs sommes alliés aux Grecs pour lutter contre les dangers communs. Mais ce fait n’empêche malheureusement pas la Grèce d’avoir des visées expansionnistes sur l’Anatolie et de revendiquer ce territoire quand il est possible, comme cela s’est produit à la fin de la première guerre mondiale. Il est donc prudent pour la Turquie d’assurer sa propre défense.

L’intérêt que porte la Turquie à Chypre ne se limite pas «exclusivement à des considérations défensives. A Chypre vivent plus de cent mille Turcs. Leur installation dans l’île remonte à la conquête. Les soldats qui avaient participé à cette conquête furent, après l’opération, démobilisés et établis dans l’île. Un noyau de trente mille anciens combattants est à l’origine de la communauté turque auquel se sont jointes des familles émigrées de l’Anatolie.

La communauté turque établie ainsi à Chypre a conservé des attaches avec les Turcs d’Anatolie sur le plan national, religieux et culturel. Elle a adopté les réformes réalisées en Anatolie et a suivi un développement social parallèle à celui des Turcs d’Anatolie. Cet attachement des Chypriotes turcs pour leurs frères d’Anatolie a aussi un aspect psychologique. Les Chypriotes turcs manifestent un intérêt continu pour les progrès réalisés en Anatolie. Les fêtes nationales turques sont toujours pour eux une occasion de manifester leur solidarité à l’égard des Turcs d’Anatolie. Actuellement, les journaux turcs paraissent avec des titres rouges selon l’habitude en Turquie et publient des articles exprimant l’attachement des Chypriotes à l’Anatolie. Un coup d’oeil aux journaux suffit pour se rendre compte que les Chypriotes turcs font partie intégrante de la population anatolienne. Les Chypriotes turcs viennent très souvent en Turquie, soit pour leurs études, soit pour y recevoir des soins médicaux, soit pour toute autre raison. Un autre lien additionnel est l’existence d’une communauté chypriote en Turquie. Celle-ci s’y est établie après l’annexion de l’île par le Royaume-Uni ; elle compte aujourd’hui plus de deux cent mille âmes. Quant il fut question du statut international de Chypre, il était donc naturel que les Turcs d’Anatolie s’y intéressent tout particulièrement et Fin tervention de la Turquie dans cette affaire était inévitable. Aucun Etat ne peut négliger la protection d’une partie de sa population.

L’interdépendance de l’Anatolie et de Chypre d’une part, la communauté turque vivant sur l’île d’autre part ne permettaient pas à la Turquie de considérer le conflit chypriote comme un problème colonial.

Les Grecs de Grèce et de Chypre voulaient par ailleurs s’appuyer sur le principe de l’autodétermination pour réaliser l’annexion de Chypre à la Grèce. Ils prétendaient que c’était une injustice de les priver de ce droit. La Turquie ne s’opposait pas à l’application du principe de l’autodétermination aux Chypriotes. Elle exigeait seulement que les particularités de la population soient prises en considération. En effet, à Chypre il n’y a pas un peuple distinct : Grecs et Turcs y vivent. Les Grecs veulent l’union avec la Grèce et les Turcs aspirent à s’unir avec la Turquie. Les Grecs demandaient avec insistance que le principe d’auto-détermination soit appliqué exclusivement en leur faveur. La Turquie exigeait que le même principe soit appliqué également aux Chypriotes turcs.

Les Chypriotes grecs refusaient de reconnaître ce droit d’autodétermination aux Turcs. Ils prétendaient que les Chypriotes turcs, moins nombreux, ne pourraient s’opposer à la volonté de la majorité. Mais la particularité de la population chypriote ne permettait pas de considérer la situation sous l’angle d’une relation entre une minorité et une majorité. En effet, les traités internationaux et les auteurs, y compris les Grecs, définissaient toujours la notion de minorité en relation avec une nation distincte. Selon la définition généralement acceptée, la minorité est un groupe moins nombreux, différent de la majorité d’une nation par le critère de la religion, de la langue, de la culture ou de la race. Cette définition ne prend pas seulement en considération la relation numérique entre deux groupes, mais elle suppose l’existence d’une nation distincte. Or, à Chypre, il n’y avait pas une nation chypriote assez distincte pour qu’on puisse parler d’une minorité différente. Il existait une communauté qui se considérait grecque et une autre qui se considérait turque. La relation entre ces deux communautés ne pourrait se définir selon le critère du nombre. Le vrai aspect de cette relation était celui qui existe entre deux groupes appartenant à deux nations différentes. Même si l’on ne va pas jusqu’à prendre la relation numérique existant entre les nations auxquelles appartiennent la communauté turque et la communauté grecque, il fallait reconnaître la particularité de la démographie de Chypre et traiter en conséquence les deux communautés. La logique exigeait que soit reconnu à ces deux communautés le même droit d’autodétermination.

Les Grecs disaient aussi que du point de vue juridique, la Turquie avait abdiqué tous ses droits sur Chypre en acceptant les dispositions du Traité de paix de Lausanne. Selon les articles 16 et 27 de ce Traité, la Turquie ne pourrait dans l’avenir revendiquer aucun droit sur Chypre. Mais la Cour Permanente de Justice Internationale a confirmé dans une décision consultative que les dispositions de ces articles se limitaient aux frontières fixées par le Traité de Lausanne. Si l’on voulait changer le statut international de Chypre et par voie de conséquence l’ordre et la balance politiques établis par le Traité de Lausanne, il était naturel qu’on revienne au point de départ et que chaque partie reconsidère sa position.

En effet, dès qu’un changement dans le statut international de Chypre s’est dessiné, la Turquie a affirmé son droit comme une partie intéressée et a déclaré son intention d’intervenir dans l’affaire afin de sauvegarder les droits de la communauté turque et ses intérêts stratégiques.

La thèse de la Turquie est apparue comme un slogan en faveur du partage. Mais cette idée n’était en réalité que l’application des dispositions de la Charte des Nations Unies au conflit de Chypre. Comme l’on sait, quand il est question d’accorder l’autodétermination à un territoire non autonome (ce qui était le cas pour Chypre sous la souveraineté du Royaume-Uni) la règle applicable est l’article 73 de la Charte. Selon le paragraphe b) de cet article on devait tenir compte des conditions particulières de chaque territoire et de ses populations en vue de donner le droit d’autodétermination. Or la particularité territoriale de Chypre n’était autre que sa situation géographique. Cette situation ne pourrait être dissociée de la notion bien connue de proximité. Et celle-ci amenait inévitablement à considérer Chypre sous ses rapports géographiques avec l’Anatolie.

Ces rapports supposaient certainement les besoins de défense de l’Anatolie. A cet égard il suffit de se rappeler la décision de la Société des Nations au sujet des îles Aaland. Quant à la particularité des populations de Chypre, il fallait commencer par souligner que l’article en question amenait à considérer les aspirations politiques des populations (au pluriel), c’est-à-dire de tous les habitants. Comme on vient de le dire plus haut, à Chypre il n’existe pas une population homogène, mais deux communautés. Les aspirations politiques de ces communautés ne s’accordaient pas. La communauté turque ne voulait pas vivre sous la domination des Grecs. Aucun principe ne pourrait exclure cette détermination de la communauté turque. S’il fallait donc accorder l’autodétermination à Chypre, il était nécessaire de prendre en considération ces particularités démographiques et donner à la communauté turque le droit d’exprimer elle aussi sa volonté. Ces considérations aboutissent par voie de conséquence au partage de l’île. On voit que le partage de l’île n’était que l’application à Chypre de l’article 73 de la Charte.

Il. Les premiers développements du conflit chypriote

Jusqu’à la soumission officielle du conflit chypriote à l’ONU, la Turquie a multiplié les démarches amicales afin de ne pas compromettre la paix du Proche-Orient et l’amitié turco-grecque. Malgré ces avances, la Grèce a soumis en 1954 le conflit chypriote à l’ONU. La Turquie a dû prendre position et affirmer ses droits et ses intérêts vitaux. Durant les discussions à l’O.N.U. sur Chypre, les représentants turcs ont souligné les liens juridiques, historiques, économiques et défensifs entre la Turquie et Chypre et ont déclaré que la Turquie ne pourrait rester spectatrice devant le changement du statut de Chypre. En 1954, l’O.N.U. n’a pris aucune décision sur le conflit chypriote. D’autre part, la communauté turque de Chypre avait commencé à réaffirmer son existence et à résister aux pressions des Grecs. Le conflit armé entre les communautés turque et grecque était évité grâce au sang- froid de la première.

Au mois de septembre 1955, une conférence s’est tenue à Londres efttre le Royaume-Uni, la Turquie et la Grèce sur le conflit chypriote. Mais les parties restèrent sur leurs positions. D’autre part, l’apparition du terrorisme à Chypre a détérioré les relations entre les deux communautés.

En 1956, le terrorisme à Chypre est arrivé au stade du conflit armé entre les deux communautés. Les efforts de conciliation ont échoué. À cet égard il faut mentionner le rejet du projet constitutionnel de lord Radcliffe par les Grecs de l’île et par la Grèce.

En 1957, les Nations Unies ont discuté deux fois le conflit chypriote, sur l’insistance de la Grèce. Les Nations Unies ont recommandé aux parties intéressées de trouver par les voies pacifiques une solution conforme à la Charte des Nations Unies. La Grèce a également rejeté, au mois de mars, l’offre de conciliation du Secrétaire Général de l’O.T.A.N. Le terrorisme a, cette année, continué à Chypre en augmentant le nombre des victimes.

Le conflit armé entre les deux communautés à Chypre mettait en danger les rapports entre la Turquie et la Grèce. Ainsi la collaboration entre les deux pays dans les alliances de l’OTAN et du Pacte Balkanique a souffert de cet état de choses pour aboutir à une paralysie complète en 1958. Pour améliorer cette situation, le Conseil de l’OTAN a renouvelé deux fois ses offres de conciliation. Le conflit de Chypre fut discuté dans le Conseil sans arriver à une solution. Entre- temps, le plan de MacMillan fut rejeté de nouveau par les Grecs. […]

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