Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020).
Jalel Harchaoui propose une analyse de l’ouvrage de Wolfram Lacher, Libya’s Fragmentation: Structure and Process in Violent Conflict (I.B. Tauris, 2020, 304 pages).
Consacré à la Libye post-Kadhafi, l’ouvrage de Wolfram Lacher est certain de devenir une référence incontournable sur le pays nord-africain. Le livre retrace des pans entiers du conflit civil qui s’est ouvert sur les soulèvements du 15 février 2011, et dure encore. Plusieurs épisodes significatifs y sont relatés avec une rigueur rare. Les maints séjours effectués en Libye par l’auteur depuis 2007 lui donnent accès à un large éventail de témoignages et de détails factuels. Certains moments clés sont même restitués presque heure par heure.
Précisons toutefois que l’opus de Lacher ne se veut ni narratif, ni linéaire, ni exhaustif. Son ambition est d’abord théorique et démonstrative. En choisissant de se concentrer sur quatre villes – Misrata, Zintan, Bani Walid et Tobrouk – il tente d’expliquer la fragmentation extrême de la société libyenne. Ce morcellement s’illustre notamment par le fait qu’aujourd’hui le controversé maréchal Haftar ne parvient toujours pas à prévaloir à l’échelle nationale : Tripoli et plusieurs autres territoires clés résistent encore à ses assauts.
Les écrits académiques sur la Libye portent encore parfois les traces d’un certain scepticisme sur l’authenticité du soulèvement d’une grande partie de la population libyenne contre la dictature Kadhafi en 2011, plus d’un mois avant l’intervention de l’Organisation du traité de l’Alantique nord (OTAN). Quand Dirk Vandewalle, professeur à Dartmouth, évoque le tournant du 15 février, il ajoute simplement que « la révolte s’est rapidement étendue à toute la partie orientale du pays ». Comme beaucoup, il omet de relever que des villes de l’ouest comme Zintan et Zawiyah vivaient leur propre révolte au même moment. De manière vive et tangible, le travail méticuleux de Lacher immerge le lecteur dans l’incertitude et le danger extraordinaires de ces quelques semaines de 2011, si cruciales dans le façonnage de l’ère post-Kadhafi.
Lacher démonte quelques simplifications devenues presque omniprésentes dans notre représentation de la Libye contemporaine. Par exemple, l’auteur conteste la notion monolithique d’État-cités ou de tribus harmonieuses. Au tout début d’un conflit, il n’y a guère de blocs unis d’emblée dans des griefs précis, autour de positions politiques claires. Au contraire, le chercheur allemand établit que le spectre politique, à l’échelle locale, est souvent très hétérogène. C’est ensuite la brutalité de certains chocs circonstanciels, ou le processus séquentiel de l’escalade violente, qui finit par cristalliser des bastions incarnant telle ou telle orientation politique.
Au-delà de 2011, Lacher se penche également de manière détaillée sur ce qu’il appelle la « deuxième guerre civile libyenne » : celle qui éclate à la mi-mai 2014 sur l’ensemble du territoire. Il explique la manière dont Khalifa Haftar a exploité les divisions et rivalités parmi les élites de Cyrénaïque pour enraciner sa mainmise sur le pouvoir.
On peut regretter l’insistance de l’auteur sur les considérations théoriques. En sacrifiant quelque peu cet aspect, il aurait pu renforcer le côté story-telling de l’ouvrage, le rendant ainsi plus fluide et plus accessible. Puriste, et insensible aux bénéfices de ce type de vulgarisation, Lacher n’a pas souhaité aller dans ce sens. Sa contribution n’en demeure pas moins remarquable.
Jalel Harchaoui
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