La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Pierre Gilhodès, intitulé « L’Amérique centrale : 5, 6, 7 Etats et une seule nation ? », et publié dans le numéro 2/1982 de Politique étrangère.

Jusqu’à une date récente on a appelé Amérique centrale les anciens territoires relevant, sous la colonie espagnole et jusqu’en 1921, de la Capitainerie générale du Guatemala. Peu de temps après l’Indépendance, au nord, le Chiapas a été rattaché au Mexique. Pendant longtemps, sur la Côte caraïbe, des comptoirs britanniques ou refuges de pirates ont subsisté. L’un d’eux, le Beïize, vient d’accéder à l’indépendance. Panama, qui appartenait au Vice-Royaume de Nouvelle Grenade, devenant indépendant en 1821, hésita entre son rattachement au Centre Amérique, au Pérou ou à la Nouvelle Grenade, la Grande Colombie bolivarienne, solution qu’il adopta en fin de compte et jusqu’en 1903, date de sa sécession de la Colombie. On l’a, de ce fait, toujours considéré comme appartenant à l’Amérique du Sud. Les données relatives à Panama seront cependant fournies ici, la problématique de ce pays dépendant largement de l’évolution de la situation en Centre Amérique.

Le niveau de développement économique

Un simple regard à la carte ci-jointe et aux données qu’elle contient met en évidence tout à la fois, les grandes différences entre chacun des Etats — ne serait-ce qu’en densité de population, 18 habitants au kilomètre carré au Nicaragua, 212 au Salvador — et certaines ressemblances par exemple dans le type de production encore très largement primaire.

Le Centre Amérique a une superficie totale supérieure à celle de l’Espagne et, en Amérique latine, sensiblement égale à celle du Chili. Sa population a un taux de croissance annuelle d’environ 3 %± supérieure à celle de l’ensemble de l’Amérique latine, 2,8 %. Sa densité moyenne de 42 habitants au kilomètre carré est supérieure à celle de l’ensemble de l’Amérique latine : 17 habitants au kilomètre carré. Mais la moyenne dissimule de très grandes disparités ; que l’on réfléchisse seulement aux effets diversifiés de la pression démographique au Nicaragua et au Salvador.

Le poids économique des Etats diffère également, le Guatemala représente environ 36 % du produit intérieur brut centre-américain suivi par le Salvador 16 %, Costa Rica et Panama 15 %, Honduras 10 % et le Nicaragua 8 %. La croissance du produit intérieur brut est également très diversifiée et modifie les équilibres régionaux.

On peut voir simplement à partir de ce tableau que les Etats centre-américains qui, dans l’ensemble, avaient échappé à la récession de 1974-1975 ont été frappés, de plein fouet, par celle de 1980-1981. Sans tomber dans un « économicisme » simplificateur, on peut se demander si les difficultés économiques de 1980 et 1981 n’ont pas joué un rôle décisif dans la déstabilisation de la région.

La structure des PIB diffère considérablement. Un seul exemple : pour la période 1976-1980, la part de l’industrie, du bâtiment et des services de base (eau, gaz, électricité, transports et communications) varie d’un maximum de 36 % au Costa Rica et au Nicaragua à un minimum de 27 % au Guatemala. Celle de l’agriculture et des industries extractives (ces dernières peu significatives sauf au Guatemala) varie d’un maximum de 31,3 % du PIB au Honduras à 19,9 % à Panama, le Guatemala se situant à 26 %, le Nicaragua à 27 %, le Salvador à 23 % et le Costa Rica à 19 %.

Tous ces pays se trouvaient dans les années 60 dans une zone d’inflation très modérée entre 0,7 % par an pour le Salvador et 2,5 % pour le Costa Rica ; en 1981, l’inflation oscille entre un minimum de 5,6 % au Panama et 48,5 % au Costa Rica, pays pour lequel elle augmente rapidement, les autres pays se situant aux alentours de 10 %.

En 1981, tous les pays ont un solde négatif de leur balance des paiements. Le déficit régional est d’environ 500 millions de dollars. La dette extérieure publique des différents pays s’est considérablement accrue au cours de ces dernières années ; à la différence du reste de l’Amérique latine, elle a surtout été contractée auprès d’organismes officiels multilatéraux (Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement) ou nationaux (Eximport Bank…).

Il est important de noter que, sauf pour le Costa Rica, qui a vu en 1981 sa dette à court terme augmenter très rapidement, l’Amérique centrale a réussi à placer 27 % de sa dette à plus de 15 ans (5 % seulement pour les autres Etats de l’Amérique latine) ce qui soulage d’autant le service de la dette. Le Guatemala concentre à lui seul plus de 50 % des capitaux étrangers investis dans la région, suivi par le Costa Rica (30 %).

Si nous prenons quelques indicateurs sociaux autres que le taux d’analphabétisation porté sur la carte, nous les voyons évoluer d’une manière favorable mais selon des rythmes très différenciés.

La situation militaire

Parmi les pays considérés comme faisant partie de l’Amérique centrale, le Guatemala, le Salvador et le Honduras sont des régimes longtemps dominés par les militaires, les forces armées y étant la véritable source du pouvoir ; ces mêmes forces armées jouent un grand rôle à Panama et au Nicaragua tant sous le régime du général Somoza que sous celui de la junte sandiniste (mais la Garde nationale a été dissoute et une armée sandiniste créée de toutes pièces). On a longtemps considéré que le Costa Rica était un pays sans armée mais le récent développement des forces de sécurité dont la mission est semblable à celle des Gardes nationales de la région rend cette appréciation quelque peu caduque.

Durant les années 70, tant les dépenses militaires globales que le rapport entre ces dépenses militaires et le PIB se sont accrus. En 1978, à la veille de la crise actuelle centre-américaine qui a provoquer le gonflement brutal de ces dépenses, celles-ci étaient comprises dans une fourchette allant de 2 % du PIB pour le Nicaragua et le Salvador et 0,6 % pour le Costa Rica.

Une grande partie du personnel de ces pays — au niveau des officiers et des spécialistes — a été formé dans les bases de l’armée des Etats-Unis, en particulier dans la Zone du canal de Panama. Entre 1950 et 1977 cela a été le cas pour 696 militaires Costa ricains, 1 972 salvadoriens, 3 004 hondurègnes, 3 339 guatémaltèques, 4 623 panaméens et 5 400 nicaraguayens. Le total des militaires centre-américains ainsi entraînés représente 25 % des militaires de toute l’Amérique latine passés par les dites écoles de formation.

Des troupes des Etats-Unis sont installées à Panama, le commandement du Sud ; des forces armées britanniques sont implantées à Belize qui est en conflit déclaré avec le Guatemala. Il y avait en outre au début de la crise une mission militaire des Etats-Unis au Honduras, pays récepteur d’une aide militaire considérable. Le président Carter avait retiré les missions et l’aide militaire au Salvador et au Guatemala en raison des violations aux droits de l’homme imputées aux gouvernements de ces pays.

Les régimes politiques

Comme nous venons de le signaler tous les pays, à l’exception du Costa Rica, sont fortement marqués par la présence militaire. Ils n’ont guère connu de période démocratique même si, pour plusieurs d’entre eux, un rituel électoral a pu masquer quelque peu cette domination militaire, point d’appui du pouvoir de couches dominantes très concentrées liées à la propriété du sol et à l’exportation des denrées agricoles : café, bananes, coton, etc.

Le Costa Rica

Depuis la guerre civile de 1949, ce pays connaît un régime constitutionnel qui permet l’expression des diverses forces politiques et sociales. Le gouvernement actuellement présidé par le social-démocrate Monge, du Parti de libération nationale, est issu d’élections régulières qui ont vu ce parti, créé par José Figueres, alterner au pouvoir avec une coalition de partis conservateurs. Le PLN est membre de l’Internationale socialiste. La gauche en particulier le parti d’Avant Garde populaire (communiste) a une présence plus forte au plan syndical (notamment chez les travailleurs des bananeraies) qu’au plan politique. Une détérioration continue de la situation économique fait craindre la fin de l’ère de tranquillité civique qu’a connue cette « Suisse » de l’Amérique centrale.

Le Guatemala

La révolution d’octobre 1944 qui renversa une longue dictature, donna au Guatemala dix ans de vie démocratique et pluripartiste. Dès 1946, le régime de Juan José Arévalo puis de Jacobo Arbenz se heurta aux intérêts de la United Fruit Company, soutenue par le gouvernement des Etats-Unis. En 1954, une invasion du territoire national mit fin à cet intermède démocratique ; depuis lors le pays connaît des convulsions périodiques. L’agitation paysanne et indigène va croissante. Le pouvoir a été assumé presque sans interruption par l’une des factions d’extrême droite existant au sein des forces armées. En 1981 et 1982 à l’image des forces politiques et sociales en mouvement au Salvador, une coalition de groupes insurrectionnels, de syndicats, de comités agraires s’est opposée, en particulier par les armes, au gouvernement militaire. En 1982 un coup d’Etat a porté au pouvoir le général Rios Montt dans un pays où le nombre des victimes est sans doute supérieur à celui du Salvador.

Le Honduras

Longtemps gouverné d’une manière autoritaire par le parti national (conservateur) alors que le parti libéral faisait figure d’opposition, le Honduras a connu, au cours des quinze dernières années, des gouvernements militaires de signes variables. Au gouvernement de l’aviateur Lopez Arellano, marqué à gauche par son amitié avec le général Torrijos de Panama, a succédé celui du fantassin Policarpo Paz, beaucoup plus conservateur, qui vient de céder le pouvoir au président Suazo Cordoba, du parti libéral, élu cette année. Le pays avait été traumatisé par sa guerre avec le Salvador en 1969. La présence des militaires, divisés en courants d’inclinations diverses, y reste forte. Le nouveau gouvernement cherche à se tenir à l’écart des soubresauts qui affectent tous ses voisins alors même que les incidents de frontières sont nombreux.

Le Nicaragua

La famille Somoza a succédé en 1933 à une longue occupation du territoire national par les Etats-Unis. Gouvernant d’une main de fer, les Somoza ont géré leur pays comme un patrimoine familial marginalisant du pouvoir politique et économique le reste de la population. Reprenant le nom de Sandino, guérillero qui leva une armée de paysans contre l’occupation des Etats-Unis, une coalition politique allant du centre gauche à l’extrême gauche, le Front sandiniste de libération nationale, soutenu par diverses forces civiques, renversa, au terme d’une longue lutte, la dictature de Somoza et porta les sandinistes et leurs amis au pouvoir en juillet 1979. Une fraction importante de la bourgeoisie, en particulier agraire ou liée aux services, a depuis basculé dans l’opposition pour protester contre les mesures dirigistes ou d’étatisation prises par les sandinistes qu’elle qualifie de marxistes. Le Front, qui doit faire face à une vive opposition sur sa frontière nord, reste une coalition de sociaux-démocrates, de marxistes et de chrétiens de gauche.

Panama

Entre 1955, date de l’assassinat du colonel Remon qui gouvernait d’une main de fer, et 1968, Panama connaît un régime oligarchique dominé par le vieux parti libéral. Un coup d’Etat porte alors au pouvoir un des chefs de la Garde nationale, Omar Torrijos, qui va rester l’homme fort du pays jusqu’à sa mort en 1981. L’essentiel de sa politique va être dirigé vers la récupération de la Zone du canal de Panama et la redéfinition des relations avec les Etats-Unis, consacrée par le traité de 1977. Des réformes de structure, un effort d’équipement seront à porter à l’actif d’un pays qui s’inscrit, au plan extérieur, dans le groupe des nations non-alignées. La Constitution de 1972 consacre un pouvoir populaire représentatif et pluripartiste. A l’heure présente, le président Royo s’appuie sur le parti majoritaire aux dernières élections, le Parti révolutionnaire démocratique, affilié à l’Internationale socialiste. L’arrivée à la tête de la Garde nationale d’un officier ambitieux, le colonel Paredes, pourrait être porteuse de nouveaux développements.

Le Salvador

Depuis 1932, les diverses factions des forces armées ont tour à tour assumé le pouvoir soit à la suite de putschs, soit par des élections sui generis où la contrainte, la violence et la fraude jouent un rôle déterminant. Sauf à de brefs intervalles, les officiers au pouvoir ont gouverné en bonne harmonie avec un groupe très concentré de propriétaires du café et d’industriels. A la fin des années 70, la violence et la fraude croissantes ont entraîné des réactions de forces civiles de mieux en mieux organisées et s’appuyant notamment sur l’Eglise catholique. Un coup d’Etat en octobre 1979 laissait penser à une possibilité d’ouverture démocratique qui, ne se concrétisant pas, laisse au pouvoir une curieuse coalition de militaires de droite et d’extrême droite et d’un secteur de la démocratie chrétienne. Les autres formations politiques, démocrates chrétiens de gauche, sociaux-démocrates, communistes… ont formé avec des groupements d’extrême gauche, une coalition politique, le Front démocratique révolutionnaire associé à une coalition militaire le Front Farabundo Marti de libération nationale, d’orientation marxiste. Des élections constituantes.au début de 1982 ont vu, dans le climat troublé de ce pays, le triomphe des formations d’extrême droite. La gauche refusa de participer à ces élections. Sous la pression des Etats-Unis, un banquier modéré, Magana, a été élu président du Salvador.

Une seule nation ?

Le traitement de l’Amérique centrale au niveau étatique présente l’inconvénient de laisser dans l’obscurité le sentiment vivace de l’appartenance à une même Nation.

Après l’indépendance, l’Amérique centrale constitue effectivement un seul Etat jusqu’en 1938. Le père de l’unité, Morazan, tenta une nouvelle fois de la reconstituer et y trouva la mort. D’autres efforts unitaires existèrent à la fin du XIXe siècle sous l’impulsion du guatémaltèque Barrios puis en 1921. Les Constitutions des différents Etats font mention de la vocation à l’unité et de l’existence d’une seule citoyenneté centre-américaine qui explique que les concepts d’intervention et de non-intervention n’ont pas, sur place, le même contenu que dans d’autres régions du monde. L’indépendance fut un geste unique ; la lutte contre le pirate Walker qui tenta de se constituer un fief sur la Côte caraïbe du Nicaragua et du Costa Rica ne fut victorieuse que grâce à l’effort conjugué des différents Etats. A la fin du XIXe siècle, la vague libérale en Amérique centrale et dans le nord de l’Amérique du Sud ne l’emporta qu’en raison de l’aide mutuelle que se prêtèrent les différents partis de ces pays, qui sont également intervenus activement pour aider les indépendantistes cubains. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale les partis d’orientation social-démocrate des différents pays, Cuba y compris, conjuguèrent leurs efforts pour armer une Légion internationale des Caraïbes destinée à lutter contre les dictatures. La même observation peut être formulée quant à l’aide fournie à l’insurrection castriste à Cuba en 1957 et 1958 ou à celle apportée à l’insurrection sandi- niste au Nicaragua en 1978-1979.

Pour des raisons d’opportunité évidentes ces interventions peuvent être occultées ou dénoncées par les gouvernements en place dans les pays et au moment où elles se produisent, elles ne sont toutefois pas senties exactement comme telles par les opinions publiques où le sentiment unitaire reste très fort.

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