La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Daniel Bell, intitulé « Les élections américaines et les changements de la société », et publié dans le numéro 4/1994 de Politique étrangère.
Pour la première fois, depuis la présidence de Dwight Eisenhower il y a quarante ans, le Parti républicain contrôlera les deux chambres du Congrès : la Chambre des représentants et ses 435 membres, le Sénat et ses 100 membres. Newt Gingrich, d’Atlanta (Géorgie), sera le speaker (président) de la Chambre des représentants et, à ce titre, il aura la haute main sur l’ordre du jour politique. Robert Dole du Kansas sera la figure dominante du Sénat, en tant que chef de la majorité républicaine. L’ensemble des commissions du Congrès, auxquelles sont soumises toutes les propositions de loi, seront entre les mains du Parti républicain. Ce succès électoral accroît également la possibilité de voir Robert Dole se présenter à l’élection présidentielle de 1996. Le président Clinton dispose encore de deux années de mandat mais, compte tenu de la majorité écrasante dont bénéficie l’opposition, il risque de devenir ce que les Américains appellent un lame duck, c’est-à-dire un président en fin de mandat, privé de toute capacité d’action.
Newt Gingrich qualifie l’événement de « victoire idéologique » pour la droite. Certes, des conservateurs se sont présentés en bien plus grand nombre aux élections et ont été élus. Mais dans les grands Etats, comme la Californie, le Massachusetts, l’Etat de New York et le Texas, ce sont des républicains modérés qui ont été élus gouverneurs, et deux d’entre eux, Pete Wilson en Californie et William Weld dans le Massachusetts, fiscalement conservateurs, mais socialement libéraux, pourraient figurer parmi les prochains candidats à la vice-présidence. Le candidat le plus à droite, Oliver North, l’homme-clef du scandale de l’Irangate, a été battu en Virginie.
Ce fut une élection étrange. Il y a deux ans, lors de la victoire de Bill Clinton, l’un de ses directeurs de campagne expliquait : « C’est à cause de l’économie, bien sûr ! ». Or cette année, l’économie s’est redressée et le chômage a reculé, repassant sous la barre des 5 %. Pourtant les électeurs étaient déçus et mécontents, sans pour autant être en mesure d’exprimer ce qui provoquait leur inquiétude, leur mécontentement et leurs craintes devant l’avenir. L’une des principales raisons — elle sera explicitée dans le présent article — est l’effritement de la classe moyenne et la montée du chômage, dont les employés et les cadres ont, pour la première fois, fait directement l’expérience, ces dernières années.
Un autre élément important mérite d’être signalé. A peine plus de 35 % de l’électorat s’est rendu aux urnes cette année, contre 55 % pour l’élection présidentielle. Bien souvent, les citoyens américains ne votent pas pour, mais contre un candidat, de sorte que ce sont les mécontents qui se déplacent pour faire entendre leur voix. Cependant, il importe de souligner que seuls 15 % des électeurs votent pour les primaires, où chaque parti désigne un candidat. Les groupes les plus militants et les plus engagés, comme ceux de la Droite chrétienne, pèsent donc d’un poids disproportionné par rapport à leur nombre, en prenant une part active aux primaires, comme ils l’ont fait dans 30 Etats, et souvent, en choisissant le candidat le plus conservateur.
L’argent a constitué le troisième facteur déterminant. A la fin du mois d’octobre, 449 millions de dollars avaient été dépensés pour les élections, essentiellement pour financer des publicités politiques « comparatives » à la télévision, qui avaient pour seul but de dénigrer l’adversaire. Des sondages auprès de l’électorat ont montré que près des trois quarts des électeurs tirent la majeure partie de leurs informations de la télévision, et que la moitié d’entre eux écoutent les débats radiophoniques, phénomène récent lié à l’agressivité de commentateurs comme Rush Limbaugh.
S’agit-il simplement d’un phénomène passager ? La politique américaine se caractérise de plus en plus par sa volatilité, et un nombre croissant de citoyens se déclarent indépendants, plutôt que fidèles à un parti. Néanmoins, trois changements majeurs sont à l’œuvre depuis quelques années, et cette élection vient peut-être de les confirmer. Le premier est la « nationalisation » grandissante de la politique, Washington focalisant, avec l’aide de la télévision, l’essentiel de l’attention politique. Deuxièmement, les républicains ont désormais totalement conquis le Sud. Il s’agit d’une région traditionnellement démocrate, mais, depuis le vote de la loi de 1964 sur les droits civiques, les électeurs blancs ont quitté le Parti démocrate, et ont créé un nouveau parti républicain. Troisièmement, la base sociale du Parti démocrate s’est érodée, une majorité d’hommes blancs rejoignant le camp républicain. Ce sont ces grandes mutations qui sont analysées dans la suite de cet article.
On ne comprend rien aux subtilités de la vie politique américaine si l’on ne prend pas en compte une caractéristique qui fait des Etats-Unis un cas presque unique dans l’ensemble des systèmes politiques parlementaires du monde : le Président y est à la fois le chef de l’Etat (rôle symbolique) et le chef du gouvernement (rôle politique). Dans tous les autres pays, ces fonctions sont séparées. Dans la plupart des pays, un monarque (roi ou reine) ou un président assume la fonction symbolique — en Grande-Bretagne, au Japon, en Espagne et dans les pays Scandinaves, c’est un monarque, et en Italie, en Pologne, en République tchèque, un président. En France et en Russie, le président est fort, mais il existe aussi un premier ministre, ce qui conduit parfois, comme en France actuellement, à une division de l’autorité, la fonction de président étant assumée par François Mitterrand, un socialiste, et celle de Premier ministre par Edouard Balladur, un conservateur. Aux Etats-Unis, en revanche, les deux fonctions sont assumées par une seule et même personne.
II en résulte une donnée sociologique distincte de la structure politique formelle. Le système américain comporte en réalité « deux étages », de par la relation que le Président entretient avec le Congrès (Chambre des représentants et Sénat). Pour paraphraser Albert Hirschman, on peut dire que le Président est le centre des passions, et que le Congrès représente les intérêts. Le Président est le point focal des émotions et des identifications, et il représente la nation dans son ensemble, surtout en temps de guerre. (Lorsque Oliver North, candidat républicain au Sénat en Virginie, a déclaré « Bill Clinton n’est pas mon président », il a été vivement critiqué par de nombreux républicains de premier plan, tels Lawrence Eagleburger, secrétaire d’Etat de l’Administration Bush, qui lui a répondu : « Même si vous ne l’aimez pas, Bill Clinton est le président de la nation ».)
En revanche, le Congrès est sensible à la multiplicité des intérêts locaux divers qui obéissent à des regroupements régionaux — entrepreneurs, agriculteurs, employés, etc. A son niveau, ces intérêts sont rarement agrégés en une discipline de parti unique, et deviennent autonomes quand un représentant vote pour défendre un intérêt déterminé. C’est ainsi que le sénateur de Caroline du Nord, Jesse Helms, a préféré rester dans la commission de l’Agriculture du Sénat en 1980, plutôt que d’y présider la commission des Affaires étrangères, parce qu’il savait y disposer d’un pouvoir plus important pour protéger les cultivateurs de tabac. En 1994, il est entré à la commission des Affaires étrangères et, avec la victoire républicaine, il en est devenu le puissant président.
Le Président étant le symbole de la nation, ce n’est pas un hasard si tant de présidents américains ont été des généraux, notamment après une guerre victorieuse — ce fut le cas de George Washington, général de la guerre d’Indépendance, d’Andrew Jackson, vainqueur de la deuxième guerre d’Indépendance de 1812, de Ulysses S. Grant après la guerre de Sécession, ou de Dwight D. Eisenhower, après la Seconde Guerre mondiale. Il est également frappant de voir que le seul nom que de nombreux hommes politiques aient mentionné pour occuper les plus hautes fonctions en 1996 soit celui de Colin Powell, l’ancien chef d’état-major, bien qu’il soit noir. Il est possible que, s’il le souhaite, il soit désigné comme candidat du Parti républicain à la vice- présidence, en 1996.
Pourtant, la fonction de président a rarement impliqué un transfert du prestige sur le Congrès. C’est ainsi que Ronald Reagan, qui a été le président le plus populaire depuis John F. Kennedy, a conquis l’Etat du New Jersey avec un million de voix, mais que Bill Bradley, démocrate, y a été élu sénateur avec aussi un million de suffrages. Dans le Massachusetts, Ronald Reagan a recueilli un demi-million de voix, mais John Kerry, un libéral convaincu, a gagné son siège au Sénat avec un demi-million de voix.
C’est en politique étrangère que le Président a joué le rôle le plus important. Jusque vers 1974, la politique étrangère américaine était largement indépendante des groupes d’intérêt. Elle était forgée par les élites des milieux financiers et judiciaires (des hommes tels que Acheson, McCloy, Lovett, Dillon, ceux que Walter Isaacson et Evan Thomas appellent les « Sages » dans leur livre fort instructif). Tous les grands axes de la politique étrangère américaine après la Seconde Guerre mondiale — le plan Marshall, la doctrine Truman, la doctrine de l’« endiguement », même la reconnaissance par Nixon de la Chine populaire par l’intermédiaire de Henry Kissinger — ont été définis par les élites du monde de la politique étrangère. […]
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