La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Dominique David, intitulé « La guerre dans le siècle », et publié dans le numéro 3-4/2000 de Politique étrangère.

La guerre, affrontement sanglant et organisé entre communautés humaines, est toujours un facteur privilégié de création et d’évolution des ensembles politiques. Il n’y a pas à cet égard de long ou de court XXe siècle, mais plusieurs XXe siècles, où la guerre s’est confirmée comme instrument de remodelage de la société internationale. Pour n’avoir pas inventé grand chose en matière d’horreur guerrière, ce siècle a élargi le spectre des actes regroupés sous le nom de guerre et profondément modifié leur approche philosophique, stratégique ou opérationnelle.

Totalisation et industrialisation guerrières

Un changement d’échelle

Dans l’ensemble des phénomènes guerriers du siècle, le plus visible est l’emballement de la logique dite clausewitzienne, qui décrit aux temps modernes les guerres ordinaires, politiques, entre États. Dans les conflits majeurs s’impose spectaculairement la « totalisation » guerrière. Le siècle s’inscrit ici dans une longue dialectique : les épuisements de la guerre de Trente Ans conduisent aux conflits codés de la deuxième moitié du XVIIIe ; à la guerre des masses inaugurée par la Révolution succède un plus calme concert des nations, dépassé bientôt par les premières grandes guerres modernes qu’ouvre la guerre de Sécession. La rupture de l’équilibre des puissances européennes, entre la guerre franco-prussienne et la Grande Guerre, ouvre la course à la prééminence continentale. L’Allemagne post-bismarkienne y privilégie le facteur militaire, et le premier conflit mondial va symboliser une ère nouvelle.

Le bouleversement des modes d’organisation est ici déterminant. On peut désormais, avec la mobilité du feu, la motorisation et la transmission télégraphique des ordres, former, diriger, déplacer de larges armées. Napoléon commandait à Leipzig 180 000 hommes, soit à peu près un dixième des combattants de Verdun. L’évolution des armements donne à d’immenses armées une efficacité nouvelle. L’invention de la poudre sans fumée (qui permet d’accélérer la cadence de tir), puis du feu à répétition, démultiplie la puissance et la maniabilité du feu. Les guerres entre États européens deviennent des guerres nationales : idéologiquement, socialement, techniquement.

L’échelle des affrontements possibles s’en trouve modifiée. Pour être horrible (Eylau), la montée aux extrêmes de Napoléon restait limitée. Il s’agit désormais d’affrontements masse contre masse, lutte potentiellement mortelle d’une société contre une autre. Avec un problème vite perçu : comment poursuivre un objectif politique partiel avec un instrument humain et industriel total ? Plus pesante est la mobilisation, plus réduite la souplesse de l’appareil : en 1914, on mobilisera intégralement contre ce qui aurait pu ne relever que d’une dissuasion locale, de Sarajevo aux détroits turcs. Et l’état-major français de 1936 refusera tout maniement limité de la force contre les maigres unités allemandes engagées en Rhénanie.

Penser la guerre totale

La pensée de la guerre se transforme profondément dans les deux premières décennies du siècle. Les plus classiques théorisent l’incandescence de la mobilisation sociale, industrielle, économique ou morale. Foch voit ainsi la guerre moderne comme une apothéose technico-napoléonienne, manœuvre d’une usine à feux appuyée sur toute la nation. Ludendorf creuse plus loin : sa Totale Krieg n’est que la mise de la société à disposition de la guerre. Il critique avant de l’inverser la « formule » de Clausewitz, parce qu’elle introduit un facteur politique qui bride la puissance guerrière. L’exigence dévoratrice des armées de masse doit primer.

La Première Guerre mondiale fait pourtant éclater le champ de la bataille. En frappant à distance, le stratège peut ignorer le blocage de la guerre de positions et intervenir systématiquement hors de l’espace militaire. L’avion symbolise cette révolution. Le concept de bombardement stratégique place bientôt les populations civiles au centre de la guerre : l’espace militaire bloqué peut être tourné par des frappes, à l’arrière, sur les ressources vitales et vulnérables de l’adversaire. Giulio Douhet est le plus brillant des théoriciens de cette « guerre intégrale », qui délocalise le conflit, le diffuse dans l’espace civil et conduit, via les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, aux stratégies anticités de l’atome contemporain.

Les armées de Crimée, de Verdun ou d’Hiroshima semblent appartenir à des mondes différents. Mais la manœuvre des armées n’est pas seule touchée. Progressivement s’imposent de nouvelles stratégies de construction de l’objet industrialo-militaire. Le bricolage d’une économie de guerre à la demande disparaît devant les exigences de la guerre technique. Une véritable stratégie des moyens se met en place, permanente puisqu’il s’agit de construire en masse des objets incessamment renouvelés, puis qui se diffuse dans les secteurs civils. L’exigence militaire fut déterminante pour les chemins de fer prussiens avant 1870. Plus près de nous, les mêmes préoccupations ont pesé lourd dans le développement des matériels aériens, la course à l’espace ou le lancement des technologies de l’information. Cette obsession des moyens s’exprime bientôt par des budgets militaires surdimensionnés. À la fin des années 80, les pays développés dépensaient plus de 70 % des budgets militaires mondiaux. Et du temps de sa splendeur soviétique, Moscou consacrait presque 25 % de son PIB à des activités liées à la défense…

Une nouvelle carte de la puissance

Si les conséquences sur les sociétés de la métamorphose des opérations guerrières ne sont perçues que sur le long terme, le bouleversement de la hiérarchie des puissances du concert européen est, lui, immédiatement visible. Saignée humainement, économiquement et moralement par la Grande Guerre, contrainte de reconnaître qu’elle ne peut plus se défendre seule, la France est prise entre une Grande-Bretagne rétive à toute coalition permanente et une Allemagne trop forte pour être docile ou trop faible pour payer les réparations. L’Allemagne va encore miser dans les années 30 sur la force militaire pour finir au désastre humain et moral que l’on sait. La Russie sort exsangue du premier conflit mondial puis réintègre le circuit international à l’issue du second. L’Angleterre s’épuise de 1940 à 1945 pour être marginalisée dans un nouveau jeu que dominent une puissance des confins européens et une puissance extérieure à l’Europe. C’est la Première Guerre mondiale qui expose la capacité économique des États-Unis (traduite par une logistique qui dominera tous les grands conflits du siècle), ainsi que leur volonté d’intervenir dans les espaces-pivots du monde. C’est la seconde qui cristallise l’URSS comme grande puissance et dessine son assise impériale en Europe. En annonçant le club de la superpuissance.

Nombreuses sont les conséquences de ce bouleversement d’une hiérarchie mondiale qui jouait depuis trois siècles. Des alliances d’un type nouveau se créent. Organisation inédite de l’espace européen, l’Alliance atlantique est très loin des évanescentes coalitions du début du siècle. La coexistence européenne s’ébauche dans les années 50, ouvrant une des plus étonnantes aventures politico-juridiques des temps modernes. Plus largement, on tente de substituer l’idée de sécurité avec l’autre à celle de l’imposition de la force à l’issue de chacun des cataclysmes guerriers. La SDN échoue parce qu’elle ne se donne pas les moyens d’identifier l’agresseur ou de l’arrêter, quand nombre de pays ont des problèmes concrets de sécurité. L’ONU souffre, elle, de l’incapacité de son « conseil d’administration » à fonctionner comme tel et de son absence de moyens. D’énormes appareils militaires sont nés de la course à la guerre totale, diffusant leur modèle militaire de la puissance ou leurs armes. Les idées d’universalité, de sécurité collective, représentent néanmoins un héritage essentiel de ce temps pour toute réflexion sur l’organisation future du monde.

Guerres et non-guerre : le pas nucléaire

Une guerre sur-totale ?

La révolution du siècle est bien la guerre totale, qui fournit à la guerre nationale le moyen de sa folie. L’irruption de l’atome résume cette étape en la dépassant. Comme tout moyen de guerre nouveau, l’atome est d’abord pensé avec de vieux concepts. Il couronne les bombardements stratégiques, donnant aux théories des années 20 une traduction concrète. L’idée de la guerre nucléaire aura la vie longue en Chine et en URSS, où l’on planifie les frappes massives, aux Etats-Unis, où l’on pense une nouvelle « victoire », et en France même, comme en témoigne la capacité de survie du nucléaire tactique.

L’atome thermonucléaire dépasse pourtant la guerre totale. Annonçant l’exclusion des deux joueurs de la rationalité à laquelle voulait les cantonner Clausewitz, il élimine « la guerre comme instrument de rémunération de la politique ». Pour limité qu’on imagine l’effet de telle arme nucléaire, nul n’a jamais déployé avec elle la garantie interdisant de passer au stade supérieur. La perspective des destructions possibles et l’incapacité à maîtriser l’escalade produisent ensemble une dissuasion nucléaire sui generis, dont tous les membres du club atomique respecteront les codes. L’imaginaire de guerre, sans guerre, crée le monde de la guerre froide. […]

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