La rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Jean Klein, intitulé « L’Europe et les relations transatlantiques à l’heure de la négociation », et publié dans le numéro 1/1975 de Politique étrangère.

La crise ouverte en octobre 1973 par la reprise des hostilités au Moyen-Orient a permis d’illustrer la réalité de la concertation entre les deux superpuissances et de mesurer les divergences d’intérêts entre les Etats-Unis et leurs alliés européens. En dépit de péripéties ambiguës comme l’alerte nucléaire du 25 octobre, les deux protagonistes se sont employés à éviter l’affrontement direct et, après la conclusion du cessez-le-feu, ils sont apparus comme les principaux artisans d’un règlement de paix. Le rôle joué par les pays européens pendant la crise et lors de son dénouement a été négligeable ; par ailleurs, leur dépendance par rapport aux pays producteurs de pétrole les a conduits à adopter des positions différentes de celles souhaitées par Washington. D’où les rancœurs des uns et les frustrations des autres, ceux-ci s’insurgeant contre le fait d’avoir été traités comme des « non-personnes » alors que ceux-là s’irritaient de ne pas trouver chez leurs alliés un appui total dans des circonstances difficiles.

Cet épisode reflète les mutations qui se sont produites au cours des dernières années sur la scène internationale et notamment dans les rapports entre l’U.R.S.S. et les Etats-Unis. Placés sous le signe de la « confrontation » depuis la rupture de la grande alliance contre les puissances de l’Axe, les relations soviéto-américaines ont été marquées dans les années soixante par une volonté de coopération dans le domaine des arms control. C’est ainsi qu’on est parvenu à conclure divers accords relatifs à l’aménagement de l’équilibre nucléaire et que la parité stratégique a été consacrée au terme de la première phase des conversations SALT. Avec la création d’une commission consultative permanente, le dialogue stratégique a été institutionnalisé et l’objectif proclamé des deux parties est la stabilisation de la dissuasion réciproque. Cette entreprise s’inscrit elle-même dans le cadre d’une coopération plus vaste destinée à prévenir le déclenchement d’un conflit nucléaire en intervenant au besoin dans les querelles opposant des tiers, si celles-ci comportent le risque d’une ascension aux extrêmes. Une telle concertation, expressément prévue par l’accord du 22 juin 1973, ne peut qu’alimenter les soupçons de certains pays européens sur la fonction de l’alliance atlantique et il n’est pas surprenant qu’en dépit du style laudatif des communiqués du Conseil atlantique, la détente et l’entente entre superpuissances suscite moins de satisfactions que d’inquiétudes de ce côté-ci de l’Atlantique.

Certes, on ne nie pas la contribution que les Etats-Unis et l’U.R.S.S. apportent à la cause de la paix en concluant un armistice sur le front de la course aux armements et en rompant avec les pratiques de la guerre froide. Toutefois, le caractère bilatéral de l’entreprise fait craindre que les intérêts des puissances moyennes et petites soient méconnues et que la sécurité de l’Europe devienne un « thème pour des négociations qui passent au-dessus d’elles ». En outre, la philosophie de la coexistence pacifique qui s’exprime dans le texte relatif aux principes fondamentaux adopté à Moscou le 29 mai 1972 n’est pas nécessairement ajustée aux besoins de la coopération paneuropéenne. Enfin l’accord sur la prévention de la guerre nucléaire a été interprété par certains comme une entrave à l’application de la stratégie de la riposte souple (flexible response) et comme une confirmation de la primauté des intérêts globaux des deux adversaires nucléaires sur les exigences d’une harmonisation des politiques au sein de l’alliance.

Ainsi les dissonances qui se sont manifestées dans les relations euro-américaines au lendemain du sommet de Moscou (mai 1972) se sont-elles amplifiées à mesure que s’élargissait le champ de la concertation bilatérale entre l’U.R.S.S. et les Etats-Unis. Elles atteignirent leur point culminant dans les mois consécutifs au déclenchement de la guerre d’octobre 1973 au Moyen-Orient et des divergences quant à la stratégie à appliquer pour faire face à la crise provoquée par le renchérissement du prix du pétrole introduisirent des ferments de division supplémentaires parmi les alliés. Ainsi, la conférence sur l’énergie qui se tint à Washington du 11 au 13 février 1974 fut placée sous le signe de la confrontation entre la France et les Etats-Unis ; ultérieurement, les pays industriels consommateurs de pétrole ont pris conscience de leurs intérêts communs ce qui a favorisé un rapprochement des points de vue et l’adoption d’une démarche concertée pour la préparation d’une conférence entre pays producteurs et consommateurs. En outre, la signature par les quinze chefs d’Etat ou de gouvernement d’une déclaration atlantique à Bruxelles, le 26 juin 1974, a contribué à apaiser la querelle sur les consultations au sein de l’alliance.

On sait également que les accords signés à Moscou en mai 1972 ont été déterminants quant à l’ouverture de conversations multilatérales en vue de la préparation de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. (C.S.C.E.). En effet, au terme de leurs entretiens, MM. Nixon et Brejnev jugèrent que les conditions d’une telle rencontre étaient réunies et qu’une « réduction réciproque des forces années et des armements, en premier lieu en Europe Centrale », serait un facteur de sécurité et de stabilité sur le continent. Il était entendu que ces deux négociations seraient conduites séparément, mais lors de son voyage à Moscou, en septembre 1972, M. Kissinger obtint qu’elles se déroulassent sur des plans parallèles. Des conversations préliminaires ont eu lieu à Vienne du 31 janvier au 28 juin 1973 et la négociation proprement dite sur la réduction mutuelle des. forces a commencé le 3 1 octobre suivant ; bien que les plans de limitation des forces armées déposés en novembre 1973 par les deux parties aient peu de chances d’être agréés et qu’aucun progrès valable n’ait été enregistré depuis lors dans l’élaboration d’une formule de compromis, il serait prématuré de conclure à l’échec de la négociation. En tout cas, seule une entente soviéto-américaine est susceptible de tirer le débat de l’impasse.

La prééminence des deux Grands ne s’est pas affirmée aussi nettement au cours de la « préconférence » d’Helsinki ; les pays petits et moyens y ont joué un certain rôle et en dépit de la concertation préalable dans le cadre des groupements existants, les Etats ont pu. s’y exprimer en tant qu’entités nationales ayant des intérêts particuliers à faire valoir. La délégation américaine a fait preuve en l’occurrence d’une remarquable discrétion et l’U.R.S.S. n’a pu obtenir un aval pur et simple des schémas qu’elle avait tracés. Elle a dû faire des concessions au point de vue occidental tant sur l’ordre du jour que sur la façon d’aborder les problèmes et elle a dû tenir compte de la fronde qui s’est manifestée aussi bien à l’intérieur du camp socialiste (Roumanie) que parmi les neutres et les non-alignés. Cependant, si on a lieu d’être satisfait de la manière dont se sont déroulés; les pourparlers préliminaires, il faut attendre les résultats de la seconde phase de la C.S.C.E. — les travaux en commission qui ont commencé à Genève le 18 septembre 1973 — avant de se prononcer sur le succès de l’entreprise, notamment dans le domaine délicat de la coopération culturelle et des contacts humains. Des progrès ayant été accomplis vers la fin de l’année 1974 dans le règlement de certaines questions litigieuses, il est probable que les travaux de la conférence seront conclus avant l’été 1975.

Eu égard à l’accueil réservé dont les SALT ont fait l’objet parmi les alliés des Etats-Unis et des appréhensions avec lesquelles ils abordent la négociation dite MBFR (Mutual and balanced force reductions), on s’attachera à présenter brièvement les objections que soulèvent ces tentatives d’arms control. Après avoir apprécié l’impact des accords conclus et des pourparlers en cours sur la structure et le fonctionnement de l’alliance atlantique, on s’efforcera de mesurer la signification des initiatives prises récemment pour renforcer la cohésion et favoriser en son sein le développement d’une composante européenne autonome. Enfin, on examinera les possibilités offertes par la C.S.C.E. et les MBFR pour surmonter les structures de confrontation héritées de la guerre froide et d’accroître ainsi la participation de tous les pays européens à l’organisation de leur sécurité dans un contexte de désarmement régional.

I. Les SALT et les MBFR vues de l’Europe

Du fait de l’imbrication des armes nucléaires américaines dans le dispositif défensif occidental, les interactions entre les SALT et les MBFR sont évidentes ; toutefois, pour la commodité de l’exposé il convient de distinguer ces deux négociations : la première met en présence les deux protagonistes nucléaires et ses résultats n’affectent qu’indirectement leurs alliés. La seconde est une entreprise multilatérale dans laquelle sont impliqués 19 Etats et sa visée est l’aménagement de l’équilibre militaire en Europe par la création d’une zone à armements limités. Le rôle déterminant joué par les Etats-Unis et l’Union soviétique dans la mise en œuvre de la politique des alliances et l’importance de leur contribution aux armées de coalition qui se sont constituées dans ce cadre depuis 1950 expliquent qu’une limitation des armements en Europe est inconcevable sans leur accord. Mais certains en déduisent que les petites et moyennes puissances n’auront pas voix au chapitre et que leur rôle se bornera à « enregistrer » des accords procédant d’une entente directe entre les deux Grands. Le cadre multilatéral des négociations servirait alors de paravent à des réductions unilatérales concertées et les pratiques en honneur au comité du désarmement de Genève trouveraient leur pendant dans l’organe chargé de négocier ce que d’aucuns appellent déjà les « SALT de l’Europe ».

1. Les SALT

Les SALT s’inscrivent dans le prolongement des efforts déployés par les Etats-Unis et l’U.R.S.S. depuis le début des années 60 pour prévenir la guerre nucléaire et stabiliser l’équilibre stratégique qui commande leurs relations mutuelles. Dans la mesure où la sécurité des pays européens dépend de la stabilité de la dissuasion réciproque, on conçoit que les premiers accords aient été salués comme une contribution notable à la détente et au maintien de la paix. Toutefois, des dissonances n’ont pas tardé à se faire entendre, même dans les milieux de l’OTAN, et depuis que le dialogue stratégique soviéto-américain a été institutionnalisé, on n’a cessé de s’interroger sur la signification et les conséquences de cette mutation quant à la sécurité de l’Europe.

De prime abord, il peut paraître surprenant qu’une démarche dont le but est de mettre un frein à la course aux armements et de réduire les risques d’affrontement nucléaire n’ait pas recueilli une adhésion unanime. Certes, les alliés des Etats-Unis pouvaient craindre que des questions intéressant leur sécurité soient réglées sans leur participation mais on ne voit pas au nom de quoi ils auraient contesté aux deux Grands le droit de débattre des problèmes que posait la croissance de leurs armements stratégiques d’autant qu’en agissant de la sorte, ils ne faisaient que se conformer à l’engagement pris en signant le traité de non-prolifération. Or, les résultats enregistrés à Moscou en mai 1972 au terme d’une longue et délicate négociation ne donnent pas entièrement satisfaction au plan de la limitation des armements. En dépit d’une réglementation très stricte du développement des ABM, un vaste champ reste ouvert à la compétition technostratégique entre les deux superpuissances et il semble bien que les accords de Moscou, loin de mettre un cran d’arrêt à la course aux armements n’aient fait que lui donner une orientation différente, l’accent étant désormais mis sur le perfectionnement qualitatif des instruments de la représaille nucléaire au détriment de l’accumulation des vecteurs primaires. […]

>> Lire la suite de l’article sur Persée <<