Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Laure de Rochegonde, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Amélie Férey, Assassinats ciblés. Critique du libéralisme armé (CNRS Éditions, 2020, 368 pages).

Si le fait d’abattre un ennemi n’est pas nouveau, la conduite de la guerre au XXIe siècle a vu l’émergence de tactiques visant à l’éliminer avant même qu’il n’attaque. Ces opérations d’assassinats ciblés ne sont toutefois pas respectueuses du cadre légal international. Pourquoi une pratique considérée comme illégale a-t‑elle été adoptée par des États censés placer le respect du droit international au cœur de leur politique étrangère ? C’est cette énigme que s’attache à résoudre Amélie Férey, chercheuse en science politique au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), dans cet ouvrage issu des recherches et des enquêtes de terrain menées pour sa thèse de doctorat.

Initialement très controversés, les assassinats ciblés sont devenus une pratique courante dans un paysage stratégique contemporain marqué par l’avènement de la « guerre contre le terrorisme ». Ainsi François Hollande a-t‑il reconnu que la France avait mené des opérations « homo » (pour homicide) au cours de son mandat contre des chefs djihadistes. En 2019, l’armée française s’est en outre dotée de drones armés, très prisés pour les opérations de targeted killing.

Pour comprendre la manière dont les démocraties sont parvenues à faire accepter ce droit de tuer, l’auteur examine les arguments mobilisés par les gouvernements américains et israéliens – qui en sont les figures de proue – depuis le début des années 2000. La légitimation de ces frappes, explique-t‑elle, est symptomatique d’un changement dans l’art de la guerre et fait intervenir quatre aspects de la légitimité : les aspects traditionnel, formel, conséquentialiste et substantiel. Une violence politique serait légitime à condition qu’elle respecte la tradition guerrière, qu’elle n’aille pas à l’encontre des régulations légales, qu’elle permette d’obtenir des résultats satisfaisants, et qu’elle puisse faire l’objet de contrôles, en particulier démocratiques. Les régimes libéraux que sont Israël et les États-Unis s’autorisent donc à perpétrer des assassinats ciblés parce qu’ils estiment que ceux-ci sont conformes au droit (c’est-à-dire qu’ils sont légaux), qu’ils engendrent un bien-être général supérieur au coût humain qui les accompagne (qu’ils sont par conséquent utiles), et qu’ils peuvent se justifier moralement (ils sont dès lors considérés comme moraux).

Comme le souligne Frédéric Gros dans sa préface, l’intérêt de cet ouvrage tient aussi à ce que l’auteur, sans condamner les assassinats ciblés, fragilise les argumentations visant à les légitimer. Ce faisant, elle aide le lecteur à se repérer dans les grands débats qui entourent cette pratique. Tient-elle de la frappe punitive ou de la guerre préventive ? A-t‑elle un rôle dissuasif et lutte-t‑elle efficacement contre la menace terroriste ? Cette analyse, si elle se fonde sur les cas américain et israélien, est aussi intéressante pour saisir les ambivalences de la position française sur le sujet.

Alors que l’exécution par un drone américain du général iranien Qassam Soleimani en janvier 2020 a donné lieu à de vifs débats, cet ouvrage apparaîtra essentiel à tous ceux qui veulent comprendre les procédés par lesquels certains États s’autorisent à « éliminer l’ennemi avant qu’il ne nuise ». Il éclaire les évolutions et les reformulations de la violence légitime en démocratie libérale, à l’aune de la « guerre contre le terrorisme ».

Laure de Rochegonde

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