Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Marc Hecker, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Ifri et rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Thomas Hegghammer, The Caravan: Abdallah Azzam and the Rise of Global Jihad (Cambridge University Press, 2020, 696 pages).

Fruit d’années de recherches, The Caravan est un ouvrage imposant dans tous les sens du terme. Par son volume, d’une part, auquel s’ajoute, pour lecteurs insatiables, un site web (azzambook.net) permettant d’explorer de nombreux documents d’archives. Par son contenu, d’autre part : il constitue un apport important à l’historiographie du terrorisme contemporain, et sa lecture s’impose à tous ceux qui veulent comprendre finement les origines d’al-Qaïda. Il ne se contente pas de décrire la vie et l’œuvre d’un idéologue majeur du djihadisme transnational : il nous plonge dans l’atmosphère du Peshawar des années 1980, avec ses réfugiés, ses travailleurs humanitaires, ses espions et ses volontaires affluant du monde arabe pour soutenir les moudjahidines afghans contre l’envahisseur soviétique.

Abdallah Azzam (1941-1989) avait de multiples visages. Il se fait d’abord connaître comme intellectuel. Diplômé des universités d’Amman et Damas, il obtient en 1973 un doctorat en droit islamique de l’université Al-Azhar au Caire. Il démarre alors une carrière d’enseignant, qui le conduit notamment en Arabie Saoudite, et publie plusieurs ouvrages dont Le Cancer rouge en 1980. Parallèlement à sa carrière académique, il se fait remarquer pour son militantisme islamiste : dans les années 1970, il gravit les échelons des Frères musulmans, jusqu’à devenir un des principaux responsables de cette organisation en Jordanie. Ses critiques du régime lui valent d’être expulsé du royaume hachémite. Il est surtout connu enfin pour son engagement guerrier : originaire de Cisjordanie, il fait ses premières armes contre Israël à la fin des années 1960, mais c’est surtout sa contribution au djihad afghan qui le fera entrer dans la postérité.

En 1981, Azzam s’installe avec sa famille au Pakistan, dans le cadre d’un programme de coopération scientifique conduit par son université saoudienne. Son engagement en faveur des moudjahidines va alors croissant. Il parcourt le monde – y compris l’Amérique du Nord et l’Europe – pour sensibiliser à la cause afghane et organise des campagnes de levée de fonds. Il s’éloigne progressivement des Frères musulmans, qui acceptent de fournir une aide financière et logistique mais refusent de s’engager dans les combats.

En 1984, avec le soutien d’Oussama Ben Laden, il crée le Bureau des services, structure chargée d’acheminer des combattants arabes en Afghanistan. Il publie une fatwa affirmant que la participation au djihad afghan est une obligation individuelle pour tous les membres de l’oumma, argument développé dans un livre qui demeure une référence de la mouvance djihadiste : La Défense des territoires musulmans (1985). Son action entraîne une hausse spectaculaire du nombre de volontaires arabes, qui passent d’une centaine en 1984 à plusieurs milliers dans les années qui suivent.

En novembre 1989, alors que les moudjahidines afghans ont triomphé de l’Armée rouge, Abdallah Azzam est assassiné dans des circonstances troubles. L’auteur de The Caravan, le chercheur norvégien Thomas Hegghammer, se lance sur la trace des tueurs. Plusieurs pistes sont envisagées – règlement de comptes inter-djihadiste, assassinat par les services pakistanais (ISI), russes (KGB), américains (CIA), ou israéliens (le Mossad) –, mais le mystère persiste. Une chose est sûre : si l’« imam du djihad » a disparu voici plus de trente ans, ses œuvres lui survivent et son influence reste considérable.

Marc Hecker

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