Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro d’été 2021 de Politique étrangère (n° 2/2021) – disponible dès lundi 7 juin – que vous avez choisi d'(é)lire : « Détroit d’Ormuz : la guerre des nerfs », écrit par Morgan Paglia, doctorant à l’Institut catholique de Paris et à l’École pratique des hautes études.
L’interdépendance économique pousse un nombre croissant d’acteurs à percevoir les échanges internationaux comme un moyen d’influence et de coercition. Cette tendance, désignée en anglais par l’expression weaponized interdependance, se fait particulièrement sentir près des détroits, ou les plus modestes passages étroits, qui sont environ 200 dans le monde. Parmi ceux-ci, Ormuz fait partie des points stratégiques les plus sensibles : près de 90 % du pétrole produit dans le Golfe – entre 20 % et 30 % du pétrole brut mondial – quitte la région sur des tankers qui doivent passer par ce goulet d’étranglement de 55 kilomètres de large. Aucune des solutions terrestres existantes – pipelines, oléoducs, camions – ne pourrait offrir une voie de substitution viable en cas de fermeture du détroit.
L’Iran menace sporadiquement de bloquer ce chokepoint, sans jamais, toutefois, passer à l’acte. Pourtant, en 2019 et 2020, les très vives tensions dans le golfe Arabo-Persique, associées à la politique de « pression maximale » instaurée par les États-Unis dès leur sortie de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action – JCPOA), ont créé quelque doute. Le sabotage de six pétroliers en transit dans le détroit et dans les ports des pays voisins entre mai et juin 2019 ; la destruction, quelques semaines plus tard, d’un drone américain et, surtout, l’attaque de deux raffineries saoudiennes en septembre de la même année, laissent penser que Téhéran ne tolérera pas longtemps la navigation de dizaines de tankers remontant chaque jour vers le détroit d’Ormuz tout en étant réduit à l’asphyxie économique. Après une année de pandémie, le retour en 2021 des signataires du JCPOA à la table des négociations et la perspective des élections présidentielles en Iran font à nouveau monter la tension. Téhéran presse ses homologues du P5+1 (Chine, France, Russie, Royaume-Uni, États-Unis, Union européenne) de lever une partie des sanctions en faisant preuve d’un activisme renouvelé sur le dossier nucléaire – marqué par un enrichissement d’uranium par l’Iran à 20 % début 2021, seuil relevé à 60 % – et en poursuivant les arraisonnements et sabotages de navires. Cette dynamique suscite la fébrilité des capitales régionales, abaissant dangereusement le seuil de déclenchement d’un conflit ouvert.
Qu’elles précèdent le retour dans le JCPOA ou soient le prélude à une nouvelle escalade dangereuse, ces tensions invitent à scruter les implications stratégiques liées à l’ouverture du détroit d’Ormuz. Quelles conditions politiques pourraient conduire à une tentative de fermeture de ce passage maritime ? Quels moyens opérationnels pourraient être employés dans la mise en œuvre d’une stratégie de déni d’accès iranienne ? Le cas échéant, quels seraient les outils à disposition de la communauté internationale pour débloquer le détroit ? Entre un blocus total et l’acceptation docile d’une politique de sanctions internationales jugée injuste, l’Iran dispose d’une palette d’instruments pour faire sentir sa capacité de nuisance, et en tirer des concessions.
L’Iran au cœur des tensions régionale
Le stratégiste naval Julian Corbett définissait le blocus comme « la plus grande capacité de nuire [à l’adversaire] que la maîtrise des espaces maritimes puisse offrir. On étouffe son activité nationale en mer de la même manière qu’une occupation militaire le ferait avec son territoire ». Cette situation s’applique mal au contexte du golfe Arabo-Persique. Peu d’analystes croient en la capacité de l’Iran à interrompre totalement le trafic dans le détroit d’Ormuz plus de quelques semaines : le pays s’exposerait lui-même à des mesures de rétorsion (embargo, frappes militaires) qui dépasseraient de loin les gains d’un blocus.
En dehors même de ce constat initial, plusieurs contraintes pourraient dissuader l’Iran de bloquer Ormuz. Le pays demeure lui-même dépendant des exportations de pétrole, en dépit de l’embargo décrété dans le cadre de la « politique de pression maximale ». Un important effort de réduction de la dépendance des dépenses publiques iraniennes vis-à-vis des ressources pétrolières n’a pu affranchir l’État iranien – loin s’en faut – de cette ligne de vie qui permet encore de financer en 2020 plus du quart de ses dépenses. De ce fait, un scénario de fermeture du détroit à l’initiative de l’Iran semble difficilement imaginable sans l’assentiment de ses principaux clients, vers qui le pays continue d’exporter jusqu’à 300 000 barils par jour. Ces flux étant particulièrement tournés vers la Chine, avec laquelle les liens – déjà anciens – sont voués à se renforcer dans le domaine économique et militaire après la signature d’un partenariat stratégique en mars 2021, on peut se demander quelles raisons inciteraient Pékin à appuyer un blocus. Sauf, peut-être, dans le cas (hautement spéculatif) où le premier importateur de pétrole au monde – avec plus 10 millions de barils par jour en 2019 –, lancé dans un blocus de Taïwan, entendrait détourner une partie des forces américaines d’Asie orientale. Un cas extrême, et partant peu réaliste.
En outre, les dirigeants iraniens savent aussi ce que peut coûter un manque de légitimité internationale. Agressé par l’Irak en septembre 1980, l’Iran – au départ en position de légitime défense – va s’aliéner l’essentiel de la communauté internationale en poursuivant la guerre en dépit de la proposition de cessez-le-feu de Saddam Hussein en 1982. La « guerre des tankers » (1984-1988), épisode du conflit durant lequel 400 pétroliers sont détruits ou endommagés par les belligérants, constitue un autre exemple de mauvais calculs stratégiques enclenchant un processus d’escalade néfaste à Téhéran : une mission d’escorte internationale est mise en place après une agression iranienne contre des tankers koweitiens ; et en avril 1988, 40 % de ce qui restait de la marine iranienne sont détruits par l’US Navy dans une bataille aéronavale (opération Praying Mantis) après qu’un destroyer américain a été endommagé par une mine iranienne. Tous ces événements ont contribué à contraindre les dirigeants iraniens à accepter une paix jugée humiliante.
À Téhéran, le souvenir de cette période continue sans doute à suggérer la prudence. Le déclenchement d’un blocus total du détroit ne pourrait donc renvoyer qu’à une situation où l’Iran, conformément à la doctrine établie par le Guide suprême Ali Khamenei en 2006, ne serait pas « l’initiateur de la guerre » mais répondrait à une agression des États-Unis ou de l’un de ses alliés. Dans ce cas, « les flux énergétiques provenant de la région, seraient sérieusement compromis ».
À l’heure actuelle, deux sujets cristallisent les tensions : le programme nucléaire militaire de l’Iran et son rôle régional (au Levant, en Irak et au Yémen notamment). En dépit de l’annonce de la reprise des négociations à Vienne début avril 2021, des points de dissension majeurs pourraient entraver un retour au sein du JCPOA. Les États-Unis veulent étendre les limites chronologiques de l’accord, limiter la progression du programme balistique iranien, et l’appui militaire du pays à l’« Axe de résistance ». Téhéran, de son côté, considère la restauration du statu quo ante – c’est-à-dire la levée des sanctions et le retour des États-Unis à leurs obligations – comme un préalable à toute négociation. Dans une tribune publiée par Foreign Affairs, le ministre des Affaires étrangères Javad Zarif, indiquait que l’Iran reviendrait volontiers dans l’accord tout en émettant, cependant, une importante condition : « Si, toutefois, Washington insiste pour demander des concessions, alors cette opportunité sera perdue. » Le manque de confiance entre les deux parties est un obstacle évident, qui explique qu’en dépit de la crise économique très dure dont ils souffrent, seule une très courte majorité des Iraniens (51 %) est favorable à un retour de l’Iran dans l’accord.
Parallèlement, le temps joue contre la tenue de négociations apaisées, car si l’intérêt d’un retour à l’accord est bien compris par Joe Biden, qui entend mettre un terme aux « guerres sans fin » dans lesquelles sont engagées les troupes américaines au Moyen-Orient, il n’en est pas de même pour certains pays partenaires des États-Unis, pour qui la levée des sanctions signifierait surtout plus de ressources pour l’Iran et ses ambitions régionales. Entre la signature de l’accord de Vienne en 2015 et le retrait américain en 2018, le budget de la défense iranien a augmenté de 40 %. En 2018, le Département d’État américain estimait que la contribution financière iranienne à ses proxies régionaux atteignait, pour la période 2012-2018, 16 milliards de dollars. Un desserrement des sanctions permettrait aussi, à plus long terme, à Téhéran de rattraper son retard technologique, l’embargo des Nations unies sur les ventes d’armes à Téhéran ayant expiré en octobre 2020.
En mai 2019, l’Iran a repris ses activités d’enrichissement en relevant ses stocks d’uranium faiblement enrichi de 300 kilos à 4 tonnes, et installé de nouvelles centrifugeuses IR-6 dans ses centres d’enrichissement, réduisant dangereusement le break out time – délai d’obtention d’une arme nucléaire – à 6 mois concernant l’uranium, et « un an ou deux » pour un missile chargé de nucléaire. Cette perspective a poussé plusieurs pays de la région à renforcer leurs liens face à Téhéran. La normalisation des relations entre Israël, les Émirats arabes unis (EAU) et Bahreïn en est une illustration. En outre, les dirigeants israéliens ne font pas mystère de leur volonté d’empêcher à tout prix l’Iran de s’approcher du seuil d’obtention de l’arme nucléaire, si besoin par des frappes préemptives.
Lorsqu’en février 2010 l’Iran franchit une première fois le seuil d’enrichissement d’uranium à 20 % – un palier vers l’obtention d’un uranium de qualité militaire –, le Mossad anticipait que l’Iran pourrait avoir une arme nucléaire prête à l’emploi en 2013-2014. Une cyberattaque (Stuxnet) a alors retardé significativement le programme, en endommageant les cascades de centrifugeuses. L’ombre des services de renseignement israéliens a, plus récemment, plané sur l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh, scientifique iranien spécialiste du nucléaire, et sur la cyberattaque qui a frappé en avril 2021 le site d’enrichissement de Natanz.
Dans un scénario conjuguant trois circonstances – un échec des négociations, la poursuite du programme nucléaire, et l’incapacité d’Israël à retarder le programme par des moyens non cinétiques –, l’hypothèse d’un conflit démarré à l’initiative de l’État hébreu apparaît plausible. Une guerre larvée se joue déjà entre les deux pays. Fidèle à sa doctrine de « campagne entre les guerres », Tsahal déclarait en septembre 2018 avoir effectué plus de 200 raids aériens en Syrie, pointant la montée en puissance de l’assistance iranienne à ses proxies en Syrie et au Liban dans le domaine balistique.
Il est en revanche plus difficile d’établir des scénarios d’incidents menant à un conflit régional ouvert. On balaie là un champ de possibilités plus large, et le choix de l’escalade dépendrait grandement de l’appréciation du rapport risques/gains par les parties prenantes au conflit. Dans la période récente, des agressions caractérisées mais restant en dessous du seuil d’attribution, ou rentrant dans la catégorie du « déni plausible », n’ont pas produit d’escalade militaire. On pense ici, par exemple, à l’attaque des raffineries saoudiennes d’Aramco, à Abqaïq et Khurais, le 14 septembre 2019. Bien que les Houthis aient revendiqué l’agression, l’Iran a été accusé d’en être le commanditaire par nombre de pays. Conduite avec 25 missiles et drones sur 17 cibles à plusieurs centaines de kilomètres du territoire yéménite, l’attaque ne relève pas des capacités connues des Houthis ; l’analyse balistique a, par ailleurs, conclu à un tir effectué depuis le territoire irakien ou iranien. Seules la difficulté à attribuer avec certitude l’attaque, et la complaisance des pays voisins, peuvent expliquer que cette action soit restée dans le domaine de la zone grise et n’ait pas conduit à une escalade.
Plus fréquentes que ce type d’agression, les manœuvres de harcèlement (sabotage, arraisonnements, etc.) que Téhéran mène dans le golfe Arabo-Persique restent généralement en dessous du seuil d’attribution, et présentent de ce fait moins de risque d’évolution vers un embrasement régional. Dans les cas de sabotages récents, comme l’explosion de mines à influence sur la coque du pétrolier japonais Kokuka-Courageous en juin 2019, l’agression semble conçue pour contrôler l’escalade, les supertankers actuels étant souvent équipés d’un double fond et d’une double coque leur permettant d’absorber de fortes contraintes. Une mine d’ancienne génération a donc peu de chances de faire couler ce type de navire.
Le déni d’accès « à l’iranienne »
Pour les forces iraniennes, la référence en matière d’opérations dans le détroit d’Ormuz est la « guerre des tankers » de 1984 à 1988. D’une manière générale, le contraste est fort entre de nombreux équipements iraniens vétustes et les armées high tech des voisins arabes, toutes équipées de matériels occidentaux dernier cri. Mais ce constat ne vaut pas pour les capacités propres au déni d’accès : sous-marins, vedettes rapides, missiles antisurface et balistiques.
La doctrine iranienne représente un compromis entre les principes de concentration, de dispersion et de projection de force. Deux acteurs seraient particulièrement impliqués dans les opérations de blocus : d’une part les Pasdaran, qui contrôlent la force de missiles balistiques et disposent d’une unité spéciale chargée des opérations de guérilla navale, la NEDSA ; d’autre part, les militaires de l’armée régulière, Artesh.
Arme de blocus par excellence, les mines seraient au cœur d’une stratégie de déni d’accès réussie. Elles sont relativement simples d’emploi – des vedettes rapides aux sous-marins en passant par les aéronefs, presque toutes les composantes navales peuvent s’en servir –, et sont aussi très efficaces d’un point de vue opérationnel. Au cours de la guerre du Golfe de 1991, la marine irakienne est parvenue à dissuader un assaut amphibie occidental en déployant un champ de mines relativement restreint – environ 1 140 mines – dont deux seulement ont touché au but. L’USS Princeton, destroyer Aegis d’un milliard de dollars, touché par une mine Manta à 25 000 dollars, a subi des dommages qui l’ont maintenu hors-service au-delà de la durée de l’opération.
Actuellement, l’arsenal iranien est composé d’environ 5 000 mines et a connu des améliorations qualitatives ces dernières décennies, incluant désormais un stock de mines intelligentes. Les MDM-6 de fabrication russe, par exemple, embarquent une charge dix fois plus puissante que celles utilisées lors de la guerre des tankers, et peuvent être mouillées depuis les tubes lance-torpilles des sous-marins de classe Kilo achetés par Téhéran à Moscou au début des années 1990. De cette manière, il est probable qu’un nombre restreint de mines suffise à produire un effet de blocage complet bien en-deçà du stock de 2 000 à 3 000 mines évoqué dans certaines analyses. En supposant un niveau de disponibilité raisonnable des seuls moyens fournis par les forces de sécurité iraniennes (hélicoptères, frégates, vedettes, sous-marins), Caitlin Talmadge, de l’université Georgetown, établit qu’un scénario de mouillage d’environ 700 mines optimisant la géographie de la péninsule de Munsandam suffirait à provoquer un blocage total du détroit, sous faible préavis.
Pour tenir tête aux plus gros bâtiments de guerre occidentaux, les Iraniens s’entraînent à manœuvrer en essaim. Lors des exercices Grand Prophète 9 de 2015, les Pasdaran se sont, par exemple, évertués à détruire une maquette de porte-avions américain. Pour la lutte antisurface, la NEDSA a modernisé ses capacités de manière à intégrer un ensemble d’unités de projection amphibies et spéciales (nageurs de combat, snipers, spécialistes des opérations héliportées et des reprises de vive force) qui œuvrent avec une imposante armada de vedettes rapides – entre 200 selon l’International Institute for Strategic Studies (IISS) et 340 pour la communication des Gardiens de la révolution –, équipées pour la plupart de missiles antinavires ou de lance-roquettes. Ce dispositif de lutte antisurface est complété par des stations de défense côtières capables elles aussi de tirer des missiles antinavires – essentiellement des variantes iraniennes de missiles chinois (C-704, C-802, C-701, HY -2). Les modèles Khalij Fars, Hormuz 1 et Hormuz 2 disposent de systèmes de guidage antiradiations qui les rendent capables de cibler des navires jusqu’à 300 kilomètres de leur base. En cas de conflit, les batteries iraniennes pourraient ainsi tenir en joue l’ensemble du trafic maritime.
Un tel blocus, dont l’efficacité serait surtout affaire de temps, provoquerait une forte réaction internationale. Il est ainsi crucial pour l’Iran de garantir la survie de ses forces pour une durée maximale face à des bombardements aériens de très haute intensité. Pour rester une menace en puissance (threat in being), les forces iraniennes peuvent compter sur la capacité de dispersion et de dissimulation offerte par leurs nombreux points d’appui qui jouxtent le détroit et la furtivité inhérente à certaines capacités (forces spéciales, sous-marins). Les Iraniens disposent de ports et de pistes aménagées pouvant recevoir tout type d’aéronefs (drones, hélicoptères, avions), idéalement placés : environ dix grands ports situés sur la côte sud iranienne – avec la base navale de Bandar Abbas, l’actuel quartier général opératif de la flotte, maillon central. Un ensemble complété par des bases de moindre importance, situées sur les îlots à l’embouchure du Golfe (îles Sirri, Tomb, Abou Moussa, Queshm) et sur la côte : au total, une soixantaine de petits ports dispersés dans lesquels il serait théoriquement aisé de confondre les navires de pêche avec ceux des Pasdaran. Les tactiques de dispersion et de camouflage font l’objet d’efforts plus soutenus : s’agissant des batteries côtières, les Gardiens de la révolution ont, en effet, dévoilé en février 2021 une nouvelle base de lancement de missiles souterraine. En cas de conflit, l’Iran disposerait donc des moyens de circonscrire le trafic à l’entrée du détroit d’Ormuz et à sa sortie dans l’océan Indien.
Les contraintes d’une opération de contre-déni d’accès
Une fois le détroit effectivement bloqué, un prérequis opérationnel – avant toute opération de déminage – serait de localiser et détruire des menaces susceptibles de s’opposer à la progression des unités spécialisées dans la guerre des mines, ce qui représente peu ou prou l’ensemble des capacités de déni d’accès iraniennes. Le rôle de Washington dans la région et son statut d’acteur militairement « le mieux disant » le désignent pour mener une éventuelle coalition. Deux déploiements majeurs dans le Golfe en vingt ans ont largement façonné les représentations américaines des opérations expéditionnaires dans cette zone. Il n’est pas étonnant de constater que les scénarios d’intervention discutés par les defense intellectuals américains sont très proches des modes opératoires employés pendant la guerre du Golfe de 1991 : des bombardements de précision frappant les centres de pouvoir et infrastructures jusqu’à épuisement de l’adversaire.
Ces plans, qui reposent notamment sur une hypothèse de déploiement sans anicroche des forces aériennes et aéronavales américaines, sont fondés sur des postulats erronés pour Mark Gunzinger, chercheur associé au Center for Strategic and Budgetary Assessment. Dans un rapport publié en 2011, ce dernier pointe les dangers posés par les capacités de déni d’accès iraniennes aux bases opérationnelles avancées sur la rive opposée du Golfe : les nœuds logistiques majeurs, situés à Bahreïn qui abrite le quartier général de la Cinquième flotte, la base d’Al-Udeid et son Combined Air Operation Center au Qatar, ou encore les forces prépositionnées aux Émirats arabes unis sont à portée de tir de la composante balistique iranienne. La vaste montée en gamme capacitaire de l’arsenal iranien, notamment en matière de précision, est apparue dans les frappes de rétorsion menées après la mort du général Soleimani et d’Abou Mehdi al Mouhandis à Bagdad le 3 janvier 2020. Cinq jours plus tard, le tir de dix à vingt missiles balistiques contre des positions américaines sur les bases irakiennes d’Ain al-Asad et d’Erbil, identifiés par certains analystes comme des variantes du Fateh-110 et du Zulfiqar ainsi que des Qiam-2, a constitué une démonstration claire de la précision des missiles balistiques à courte portée iraniens. Un des principaux enjeux d’une opération de contre-déni d’accès serait, selon Gunzinger, de neutraliser les « nœuds d’information » iraniens (radars, drones) qui permettent l’usage de ces missiles à travers une première attaque « aveuglante » afin de « rétrécir la zone de déni d’accès » dans le Golfe.
Cet objectif opérationnel semble d’autant plus s’imposer si l’on prend en compte les aspects diplomatiques à l’échelle régionale. Face à l’imminence d’une intervention américaine, cette composante missile pourrait en effet appuyer des pressions iraniennes très fortes sur des pays partenaires, afin qu’ils refusent l’accès à leur espace aérien et à leurs installations aux forces d’intervention. Là encore, l’attaque des raffineries saoudiennes en septembre 2019 fournit un exemple éloquent du type de pression qui pourrait être utilisé en cas de conflit : en provoquant la destruction d’une part importante des capacités de production saoudiennes – 5 % des capacités de production mondiales de pétrole – et une hausse de 15 % du prix du baril de pétrole, l’Iran a démontré à cette occasion que peu de zones du Golfe pouvaient échapper à ses capacités balistiques. L’asymétrie d’intérêts avec les pays exportateurs du Golfe joue désormais en sa faveur. Fin septembre 2019, un diplomate iranien de passage à Paris, donnait un aperçu des arguments établis par ce précédent pour renforcer la dissuasion iranienne : « Nous avons dit aux Émiriens qu’en cas de cas de conflit [le Yémen avait été mentionné quelques minutes auparavant], nous détruirions l’équivalent de 2 milliards de dollars d’infrastructures dans les 24 premières heures. »
Par ailleurs, en l’absence de dissuasion nucléaire pouvant sanctuariser le territoire iranien, le corps des Gardiens de la révolution a développé un autre levier asymétrique pour rehausser les coûts d’une intervention américaine : le réseau des proxies disséminés au Moyen-Orient, susceptibles de conduire des actions de guerre irrégulière allant du terrorisme (prise d’otages, attentats suicides, attaques d’ambassade) à des modes opératoires hybrides (tirs de roquettes, missiles antinavires). Ces groupes pourraient permettre de régionaliser un conflit initialement centré sur l’Iran, en étendant les hostilités à Israël, aux territoires palestiniens, au Liban, à la Syrie, à l’Irak ou encore au Yémen. Dans ce dernier pays, les Houthis pourraient d’ailleurs cibler une autre route maritime : le détroit de Bab-el-Mandeb. Prises ensembles, ces différentes menaces, associées à la chasse lancée contre les unités iraniennes dans le détroit d’Ormuz pourraient rajouter des jours, des semaines, voire peut-être des mois, à la période nécessaire au « nettoyage » du détroit.
Dans l’hypothèse où les contraintes pesant sur l’intervention des bâtiments de guerre des mines seraient levées, combien de temps les opérations de déminage prendraient-elles ? Techniquement, le but serait de dégager un chenal à partir duquel les navires de déminage pourraient opérer en toute sécurité. La durée de cette première phase dépendrait de la densité des champs de mines iraniens et du nombre de navires affectés à la mission. À titre d’exemple, en 2003, lors de l’opération Iraqi Freedom, lorsque le chenal de Khor Abd Allah conduisant au port d’Umm Qasr a été miné par l’Irak, l’US Navy et la Royal Navy ont mis quatre jours à neutraliser un total de 78 mines, en déployant un total de 9 bâtiments de guerre des mines et un escadron d’hélicoptères Sea Dragons. Pour dégager la route menant à Wonsan pendant la guerre de Corée, les troupes américaines n’ont eu à neutraliser que 225 des 3 000 mines posées par leurs adversaires coréens. De nos jours, une opération de ce type serait théoriquement réalisable par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), qui dispose, à travers le Standing NATO Mine Countermeasures Group One (SNMCMG 1), d’une force permanente de quatre à six chasseurs de mines. Cette force pourrait opérer avec celle des pays du Golfe, avec lesquels la coopération tend à se renforcer. Tous les deux ans, la France déploie des chasseurs de mines tripartites dans le golfe Arabo-Persique.
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En faisant planer la menace d’une fermeture du détroit d’Ormuz, l’Iran entend montrer sa capacité à déclencher une véritable crise énergétique mondiale. Le pouvoir iranien multiplie les signaux stratégiques hostiles – déclarations menaçantes, manœuvres militaires, actions de sabotage – qui augmentent le risque d’escalade. Toutefois, peu d’analystes croient en la capacité de l’Iran à fermer le détroit plus de quelques semaines ou mois.
Toute réflexion sur un éventuel blocus devrait cependant adopter une perspective systémique, plus globale que celle qui a été suivie jusqu’à maintenant. En cas de conflit ouvert avec plusieurs pays de la région, l’Iran emploierait tous les leviers à sa disposition pour se défendre, et le blocus du détroit ne serait que l’un d’entre eux. Les autres éléments de la « triade dissuasive » iranienne, à savoir la mobilisation des proxies de Téhéran et la multiplication des actes de terrorisme, seraient vraisemblablement employés de concert. Prises ensembles, ces menaces produiraient un effet certainement plus dévastateur que ne le laissent penser certaines analyses rassurantes, fondées sur la simple comparaison des dépenses militaires ou des capacités d’innovation technologique.
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