Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2021 de Politique étrangère (n° 2/2021). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Philippe-Joseph Salazar, Suprémacistes. L’enquête mondiale chez les gourous de la droite identitaire (Plon, 2020, 304 pages).

« Une idéologie nouvelle, après avoir longtemps incubé, se lève à l’horizon de l’Europe et des États-Unis » : l’hypothèse, qui ouvre l’enquête de Philippe-Joseph Salazar, se vérifie au fil des entretiens multiples qui forment la trame de l’ouvrage – cette idéologie nouvelle pourrait bien structurer dans les années à venir l’évolution politique de nos démocraties.

Tâche centrale pour l’auteur : définir ce qui se cache sous divers vocables : suprémacisme, alt right (droite alternative), droite radicale… Au fil des pages, on comprend que, sous des discours aux références variées, et souvent mal compréhensibles, une vision de l’histoire s’organise autour de la notion de race. Mais contrairement au « racisme classique » du temps de la colonisation, qui affirmait la supériorité du Blanc sur un homme de couleur qu’il s’agissait d’éduquer, il est question désormais de défendre ce Blanc menacé de l’invasion des autres races, dans un processus de séparation – de développement séparé comme on disait dans l’Afrique du Sud de l’apartheid –, et non de domination physique, à l’exception de groupes violents marginaux.

La foi dans « l’existence scientifique des races » de ceux qui se définissent comme « réalistes raciaux » conduit donc à une démarche de « préservation » de la race blanche, de ses traditions, contre les démons de la modernité : les élites apatrides, le néo-libéralisme économique qui ouvre les frontières et dissout les sociétés dans un magma universaliste, les valeurs morales « progressistes », etc. La nouvelle « fierté blanche » devient un phénomène international, menaçant d’un bouleversement idéologique des sociétés ayant refoulé leurs problèmes sociaux – la lutte des classes – derrière le management social censément a-idéologique mis en place après 1989.

L’enquête est d’abord intellectuelle : on trouvera ici de remarquables références permettant de suivre l’émergence de ce mouvement global qui installe « la race […] de retour comme élément décisif de la politique ». On pourra être moins séduit par les entretiens eux-mêmes : intéressants par leur géographie (États-Unis, Autriche, Danemark, Croatie, Norvège, Irlande, France, Allemagne…) et leur dimension psychologique voire psychiatrique, ils exposent surtout un fatras idéologique mal appréhendable, voire difficilement pénétrable – en témoigne l’entretien avec Renaud Camus, aimable échange d’intellectuels héritiers de Roland Barthes, sans plus d’analyse de l’idée du « grand remplacement »…

L’intérêt majeur de cet ouvrage est d’installer la question du « suprémacisme » comme interrogation centrale sur l’avenir de nos systèmes politiques. Sous un apparent désordre de pensées – l’auteur rappelle justement que le proto-fascisme était, lui aussi, un magma idéologique informe –, une idéologie politique constituée est-elle en train d’émerger ? Les démocraties pourraient être directement menacées par leurs « séparatismes » internes, peu considérés jusqu’à aujourd’hui comme des phénomènes politiques décisifs : l’islamisme d’une part, le séparatisme blanc de l’autre. Étude universitaire, cet ouvrage doit être vu comme une alarme, et un outil d’interprétation de phénomènes politiques d’apparence hétérogène, mais susceptibles de cristalliser en choix politiques cohérents.

Dominique David

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