Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2021 de Politique étrangère (n° 2/2021). Jean-François Daguzan propose une analyse de l’ouvrage de Wolf Lepenies, Le pouvoir en Méditerranée. Un rêve français pour une autre Europe (Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020, 292 pages).
Cet ouvrage parle bien du rêve ; il n’est pas sûr qu’il parle du pouvoir. Wolf Lepenies se penche ici sur l’idée que se fait, au fil du temps, la France d’une Méditerranée idéale, plus que sur l’exercice effectif d’un pouvoir, d’une action sur les choses. La France projette sur la Méditerranée une conception de la puissance qu’elle voudrait transformer en « pouvoir », mais cela ne se produit jamais. Façon, aussi, d’habiller a posteriori des buts divers – pas forcément recommandables, comme la politique coloniale. C’est pour cela que le titre le plus approprié eût été : « Le rêve méditerranéen de la France », lequel au demeurant, est toujours vivant…
L’auteur, en bon historien, nous emmène dans une plongée profonde vers des courants de pensée souvent bien oubliés. Il nous expose la cohérence forte d’une pensée méditerranéenne française, qui s’échine à date régulière à proposer une alternative à des politiques étrangères françaises bloquées à l’échelon européen ou, plus globalement, sur le plan international.
Ainsi, l’obsession allemande de la France après 1870, verrouillant le « front » européen, débouche-t‑elle sur la recherche d’espaces nouveaux. La Méditerranée se confond beaucoup avec la latinité, et ses défenseurs se dégagent du strict cadre méditerranéen et s’emparent de cette dernière notion pour penser une Amérique « latine » et même une Afrique « latine ». Il s’agit, face à la barbarie et à la culture nordique symbolisées par l’Allemagne, d’opposer le génie de l’empire romain, dont la France serait l’essentiel dépositaire – assertion moyennement prisée par les Transalpins… Il s’agit aussi de préparer la revanche, en cherchant ou créant des alliances à la fois intellectuelles et militaires.
Des années 1930 à l’après-Seconde Guerre mondiale, les plumes les plus prestigieuses rivalisent pour faire vivre cette « pensée de midi » chère à Gabriel Audisio. Hannah Arendt, Paul Valéry et Albert Camus, mais aussi René Char, en seront les plus visibles illustrations. Pour Camus comme pour Audisio, il s’agit de dépasser le fait colonial en l’insérant dans un ensemble libérateur favorisant l’intégration des deux rives. Wolf Lepenies – et c’est fascinant – montre que cette pensée ne s’est jamais éteinte. La vision méditerranéenne de Nicolas Sarkozy plonge dans ces racines mêmes. Il en va de même pour Emmanuel Macron, qui propose le 14 juillet 2020 « une politique nouvelle pour la Méditerranée », appuyée sur un « multilatéralisme réinventé ».
On peut penser, si l’on veut chipoter, que certains textes très confidentiels – comme celui d’Alexandre Kojève de 1945 sur un « empire latin » – empruntent sous la plume de Lepenies une valeur supérieure à leur réel impact. Mais il faut le remercier de les avoir exhumés et se plonger avec délices dans ce magnifique ouvrage : il nous fait redécouvrir un monde largement disparu, et nous renvoie à nous-mêmes, à nos rêves, à nos fantasmes sur cette mer « toujours recommencée » et aux idées qui s’y attachent, s’y fondent, et n’appartiennent le plus souvent qu’à nous… D’où la profonde désillusion qui baigne, à chaque fois, nos échecs.
Jean-François Daguzan
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