Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro d’automne 2021 de Politique étrangère (n° 3/2021) – disponible en librairies dès demain ! – que vous avez choisi d'(é)lire : « Politique étrangère allemande : entre multilatéralisme et Germany First », écrit par Hans Stark, professeur de civilisation allemande contemporaine à la Sorbonne Université et conseiller pour les relations franco-allemandes à l’Ifri.

Critiquée en 2010 pour son attitude « peu coopérative » dans la crise économique et financière, en 2011 pour son abstention au Conseil de sécurité sur l’intervention en Libye, en 2013 quand la chancelière refuse d’approuver une éventuelle intervention américaine en Syrie, l’Allemagne finit par revoir en profondeur sa politique étrangère. En 2014, le « Consensus de Munich » annonce la volonté d’assumer plus de responsabilités sur la scène internationale. En février 2015, la ministre de la Défense confirme à la Conférence de sécurité de Munich que l’Allemagne est prête à assumer un Leadership from the Center et le ministre des Affaires étrangères Steinmeier, ce même mois à Washington, qualifie l’Allemagne de Chief Facilitating Officer : intermédiaire principal en Europe. Le « Consensus de Munich » est un faux-semblant : la Bundeswehr est sous-financée depuis l’unification et les deux-tiers des Allemands s’opposent à la participation allemande à des opérations extérieures. Mais Berlin persiste et signe. En 2019, l’Allemagne prend le commandement de la Force à haut niveau de préparation de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (VJTF). Elle affiche une présence de près de 1 000 soldats allemands au Mali, engagés dans les opérations MINUSMA et EUTM – hors opérations de combat –, ainsi que dans le règlement de la crise libyenne avec deux conférences organisées à Berlin en 2020 et 2021. Contre le trumpisme, le gouvernement fédéral lance avec la France en avril 2019 l’Alliance pour le multilatéralisme, réseau informel d’une vingtaine d’États des cinq continents, et publie en mai 2021 un Livre blanc consacré au multilatéralisme au XXIe siècle.

Trente ans après l’unification, l’Allemagne est toujours à la recherche d’une stratégie et ses contradictions se reflètent dans les relations qu’elle entretient avec chacune des puissances du triangle américano-sino-russe, qui domine les rapports internationaux du XXIe siècle.

Les relations germano-russes : reflet des contradictions allemandes

Face à la Russie, l’Allemagne semble être parfaitement dans son rôle, à la fois d’acteur politiquement engagé, multilatéraliste et arborant son statut de Chief Facilitating Officer. En même temps, l’échec de la politique russe de Berlin et les problèmes que soulève Nord Stream 2 témoignent des limites de son approche. Face au Kremlin, tant Helmut Kohl que Gerhard Schröder ou Angela Merkel ont misé sur les recettes de l’Ostpolitik de Willy Brandt. Le concept de « changement par le rapprochement » (Wandel durch Annäherung) a mué en « changement par l’interdépendance commerciale » (Wandel durch Handel) : la Russie devait se transformer en démocratie plus ou moins libérale grâce aux échanges et aux réseaux transnationaux. Par effet de spillover, l’Allemagne se fournissant en matières premières et en hydrocarbures en Russie tout en couvrant les besoins russes en machines et produits finis Made in Germany, le partenariat économique devait avoir un impact sur une Russie qui suivrait, à son rythme, les pays d’Europe centrale. Entre 33 % et 40 % des hydrocarbures importés par l’Allemagne provenaient alors de la Russie qui, en 2013, drainait d’Allemagne 20 milliards d’euros d’investissements et plus de 6 000 entreprises. Ajoutons de nombreux jumelages entre villes allemandes et russes, l’activité des fondations politiques allemandes en Russie, des structures politiques de haut niveau comme le Petersburger Dialog et l’importance dans la politique culturelle et scientifique de Berlin des relations germano-russes, et l’on comprend que la République fédérale aspirait bien à un « partenariat stratégique » avec la Russie.

L’annexion de la Crimée en 2014 et l’occupation du Donbass ukrainien mettront un sérieux frein à ce projet. Lors de la crise ukrainienne de 2014-2015, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni s’étaient pourtant accordés sur une approche axée sur le dialogue, sans toutefois écarter les sanctions économiques ou d’autres mesures coercitives, en excluant évidemment toute forme de soutien militaire à Kiev. Parallèlement, en consultant régulièrement les « petits » États de l’Union européenne (UE), Berlin s’imposait comme l’un des principaux acteurs de la crise au Conseil européen. Une posture correspondant à l’image d’une « Allemagne dirigeant depuis le centre », légitime étant donné le caractère étroit des relations germano-russes d’alors.

Les négociations en « format Normandie » entre responsables russes, ukrainiens, français et allemands aboutissent aux accords de Minsk I et II en septembre 2014 et février 2015. Ils prévoient pour l’essentiel un cessez-le-feu, qui sera globalement respecté sous les auspices d’observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Si l’Allemagne a pu se targuer d’avoir « assumé ses responsabilités » tout en « sacrifiant », comme principal partenaire économique de la Russie, ses propres intérêts (les sanctions adoptées par l’UE en septembre 2014 pour répondre à l’annexion de la Crimée et ciblant les échanges avec la Russie affectent directement les échanges germano-russes), on ne peut que s’interroger sur la portée à moyen et long termes de cette stratégie. Le « sacrifice » des intérêts économiques allemands est en réalité limité : à peine 3,2 % des exportations allemandes allaient en Russie en 2013 et les sanctions ne touchaient pas les importations de gaz et de pétrole en provenance de cette dernière. Ces sanctions concernent en 2021 177 personnes et 48 entités, qui font l’objet d’un gel des avoirs à l’étranger et d’une interdiction d’entrer dans l’UE pour avoir « compromis l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine ». Or la nouvelle génération d’oligarques œuvrant dans l’entourage de Poutine a pour l’essentiel investi sa fortune en Russie… Inefficace, la politique de sanctions touche surtout les oligarques de première génération vivant à l’Ouest, moins soumis au Kremlin et peut-être un jour en première ligne de la relève en cas d’un (hypothétique) effondrement du régime russe actuel.

Cette politique de sanctions et de fermeté vis-à-vis de Moscou fait également l’objet de vives critiques en Allemagne, où nombre d’acteurs politiques et économiques souhaitent renouer avec le Kremlin. Cette tendance – Russlandversteher, ceux qui comprennent la Russie – traverse quasiment tout le paysage politique allemand : majoritairement dans Die Linke et l’AfD, mais aussi dans la CSU (la branche bavaroise de la CDU), plus largement au SPD et chez les libéraux du FDP. Seuls les Verts affichent une attitude très critique à l’égard de Moscou (leur coprésident Robert Habeck est allé jusqu’à indirectement préconiser des livraisons d’armes défensives à l’Ukraine). Les Russlandversteher, plus nombreux à l’Est qu’à l’Ouest de l’Allemagne (avec parmi eux des personnalités politiques de premier plan comme Sigmar Gabriel ou Oscar Lafontaine), critiquent l’image russophobe véhiculée par les médias, reprochant au pouvoir de ne pas assez prendre en considération les intérêts de la Russie. Ils demandent la fin des sanctions et le retour au dialogue avec Vladimir Poutine, qu’ils estiment victime de la politique expansionniste de l’UE et de l’OTAN, plaidant en faveur d’une politique de « paix et d’amitié » avec le Kremlin. Leur argumentation, influente outre-Rhin, repose pour l’essentiel sur l’idée que l’Occident a rejeté la main tendue par les Russes, en les humiliant au lieu de prendre au sérieux leurs intérêts.

Cette critique peut être vue comme excessive, tant est longue la liste des propositions de partenariat faites par l’UE – souvent à l’initiative des gouvernements Kohl et Schröder, dont les affinités avec la Russie de Eltsine et Poutine ne faisaient aucun doute – pour associer la Russie à l’espace économique européen. L’erreur de l’Allemagne a été de penser qu’il suffirait qu’une coopération avec l’UE ouvre des perspectives de modernisation à la Russie (idée à laquelle le président Medvedev a paru sensible entre 2008 et 2012) pour que cette dernière se transforme en État de droit à l’occidentale. Cette illusion a incité les dirigeants centre et est-européens à douter de la capacité des Allemands à comprendre la « vraie nature » de la menace russe, et donc du droit de Berlin à traiter avec Moscou « au nom de l’Europe ». C’est là, pourtant, une aspiration typiquement allemande, à laquelle les responsables baltes, polonais ou tchèques se montrent très hostiles. Ils rejettent l’image de « l’honnête courtier » de Bismarck qui pointe derrière celle du Chief Facilitating Officer de Steinmeier.

L’approche de Merkel est toutefois un compromis entre la volonté de dialogue des Russlandversteher et la fermeté des « faucons » comme Norbert Röttgen dans la CDU. Merkel a dénoncé publiquement la « stratégie de la guerre hybride de la Russie », les cyberattaques (y compris contre le Bundestag), les campagnes de désinformation, les liens avec l’extrême-droite et les meurtres commis par les services secrets russes dans l’espace public allemand. Qualifiant la Russie « d’adversaire hostile à la démocratie libérale », la chancelière a dénoncé le comportement de Moscou et qualifié de « crime de guerre » les attaques des forces aériennes russes en Syrie. L’affaire Navalny et le soutien russe au régime de Loukachenko en Biélorussie ont certes eu raison des derniers espoirs d’un « partenariat » germano-russe, mais ceci n’empêche pas le maintien du dialogue avec Moscou, même si la tentative Macron-Merkel de l’ancrer dans l’UE a échoué en juin 2021.

Berlin reste toutefois opposé à des sanctions susceptibles d’entraîner l’effondrement de l’économie ou du régime russes. Raison pour laquelle la République fédérale ne renonce pas au projet Nord Stream 2, en dépit de l’hostilité ouverte des États d’Europe centrale, des États-Unis et même de la France et de la Commission européenne. Considérée par le président fédéral Steinmeier comme un quasi dernier pont vers la Russie, la fidélité de Berlin à Nord Stream 2 reflète les contradictions de la politique étrangère allemande. Face au nouveau gazoduc, Berlin a choisi l’approche économique et technique. Nord Stream 2 est ainsi présenté comme un projet purement commercial, sur lequel le gouvernement n’aurait pas à se prononcer, même s’il ne cache pas qu’il y est favorable. La position officielle consiste donc à séparer commerce et considérations politiques, en voyant les interdépendances économiques non comme un problème de sécurité mais comme l’expression d’un simple jeu d’équilibre entre « fournisseurs » et « clients ».

Un arrêt définitif du projet ne changerait certes pas la nature répressive du régime russe et n’apporterait pas la liberté aux opposants russes. Mais en s’en tenant à une logique purement économique, Berlin refuse de mesurer les risques et les conséquences politiques de son choix. De plus, le nouveau gazoduc n’aura de sens économique que si l’Allemagne et l’UE accroissent leurs importations de gaz russe. Or les capacités des pipelines existants entre la Russie et l’Europe sont loin d’être pleinement utilisées. Si les importations n’augmentent pas, Nord Stream 2 remplira sa fonction géopolitique : le contournement de l’Ukraine, cette dernière perdant non seulement des revenus importants mais surtout la sécurité politique et militaire que procure son statut de pays de transit. Tant que la Russie sera économiquement dépendante du transit de gaz à travers l’Ukraine, il est peu probable qu’elle y intensifie sa guerre hybride. Si la dépendance disparaît, la donne peut changer. Accepter un tel risque – celui de voir l’Ukraine et les pays d’Europe du Centre-Est pâtir du bilatéralisme germano-russe – est incompatible avec la vision d’une politique étrangère axée sur la défense du multilatéralisme qui, par définition, joue au service de tous.

La Chine : partenaire, concurrent, adversaire ?

Les relations germano-chinoises se heurtent aux mêmes problèmes que les rapports entre Berlin et Moscou : l’Allemagne néglige la dimension géopolitique des rapports commerciaux ; sa politique étrangère n’est pas soutenue par la force militaire ; et pendant trop longtemps elle a cultivé l’illusion que l’interdépendance commerciale entraînerait, à terme, une inflexion du régime à Pékin. De désillusion en frustration, la vision allemande (et d’Angela Merkel) de la Chine a donc fortement changé depuis deux ans, même si Berlin n’accepte pas (encore ?) l’idée d’un détricotage progressif des relations germano-chinoises – ceci pour des raisons essentiellement économiques. Pékin et Berlin ont construit un partenariat dont l’approfondissement depuis dix ans s’explique surtout par l’implication de la Chine dans la gestion de la crise de la zone euro (achat massif d’obligations d’États européens par Pékin), et par la volonté de l’Allemagne de réorienter ses exportations de la zone euro vers la Chine (qui avait tout intérêt à voir l’euro se stabiliser face au dollar). Au fil des ans, l’Allemagne est devenue le principal interlocuteur européen de la Chine, cette dernière étant la principale destination de voyage de la chancelière, généralement entourée d’une armada de chefs d’entreprise et de hauts fonctionnaires.

Avec 212,1 milliards d’euros en 2020, le volume des échanges commerciaux entre la Chine et l’Allemagne représente plus du tiers (36 %) de l’ensemble des échanges commerciaux des pays de l’Union européenne avec la Chine. La Chine est depuis 2016 le principal partenaire commercial de l’Allemagne : 7 % de ses exportations vont en Chine, soit le double de la moyenne des autres pays membres de l’UE. Les échanges allemands avec la Chine sont donc du même niveau que les échanges avec la Pologne et la Hongrie réunies – mais avec des perspectives d’évolution beaucoup plus prometteuses.

Surtout, la dépendance allemande envers la Chine n’est pas seulement due aux exportations Made in Germany, elle touche aussi au besoin allemand de matières premières critiques. L’économie d’outre-Rhin repose sur un socle industriel assurant 23 % de son produit intérieur brut (PIB). La digitalisation et l’autonomie numérique de l’Allemagne, la décarbonation de son industrie et l’avenir de la mobilité électrique dépendent de l’importation croissante de matières premières critiques qui, pour nombre d’entre elles, sont concentrées en Chine. Cette dernière contrôle 97 % des réserves de gallium – indispensable à la production de semi-conducteurs –, ainsi que les deux tiers des terres rares – nécessaires à l’électromobilité et à l’informatique. Pour toute une gamme de matières premières critiques – terres rares, tungstène, gallium, antimoine… –, la Chine est le premier pays producteur au monde. Même pour des produits de base, comme le cobalt, pour lesquels elle n’a pas de capacité de production propre, la Chine est devenue un acteur dominant dans l’industrie de transformation. La dépendance allemande est ici d’autant plus forte que le nombre de pays fournisseurs est faible. De ce point de vue, l’Allemagne est vulnérable au chantage : la réussite de la double sortie du nucléaire et du charbon, ainsi que de la réduction des émissions de CO2, en dépend.

L’Allemagne ne peut pourtant se montrer indifférente aux défis lancés par la Chine. L’« affaire Kuka » avait choqué les Allemands en 2016 (prise de contrôle du producteur robotique d’outre-Rhin par un groupe chinois), tout comme la stratégie Made in China 2025, et leur faisait comprendre que Pékin cherchait un leadership mondial dans les technologies avancées, transformant le partenariat économique sino-allemand en concurrence, voire en rivalité. La dimension des droits de l’homme n’a pas non plus été totalement absente des rapports entre Berlin et Pékin. Angela Merkel a reçu le Dalaï Lama en 2007 et rencontré, lors de ses déplacements en Chine, des représentants d’organisations non gouvernementales (ONG) et de forums civiques. Le traitement des Ouïgours et la répression des mouvements de protestation de Hong Kong soulèvent l’indignation en Allemagne comme dans d’autres pays européens, l’image de la Chine y étant aujourd’hui au plus bas.

Devant le dossier de l’implication de Huawei dans la mise en place des nouveaux réseaux 5G, la chancelière a toutefois tergiversé. À la conférence de sécurité de Munich de 2019, elle proclamait que son intention n’était pas de contrecarrer l’émergence de la puissance chinoise, mais de la gérer au mieux, tout en admettant les risques qui pèsent sur la liberté individuelle lorsqu’un État totalitaire comme la Chine se sert à plein des outils de l’Intelligence artificielle. Néanmoins, encore en 2019 et 2020, Berlin n’avait pas l’intention d’exclure Huawei du réseau 5G en Allemagne. La donne a changé en 2021. La nouvelle loi sur la sécurité informatique adoptée par le Bundestag en avril 2021 vise à réglementer les conditions dans lesquelles un fournisseur de télécommunications apporte des composants dits « critiques » aux réseaux mobiles 5G d’Allemagne. L’utilisation de composants du fournisseur de réseaux chinois Huawei, par exemple, pourrait s’en trouver considérablement entravée. Le gouvernement a toutefois souligné que la loi sur la sécurité informatique n’était pas une Lex Huawei, les nouvelles règles s’appliquant de la même manière à tous les fournisseurs. In fine, l’accès au marché allemand de la 5G reste pour l’heure ouvert à Huawei, contrairement à ce qui se pratique en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis.

L’oscillation entre la stratégie de fermeté et le maintien de liens privilégiés avec la Chine se reflète dans la politique globale de l’Allemagne dans la région. Le 1er septembre 2020, le gouvernement fédéral a adopté des Directives (Leitlinien) pour l’Indo-Pacifique. Berlin y affiche une liste de missions, dans lesquelles elle entend s’impliquer, du contrôle des armements à l’imposition du respect du droit de la mer, en passant par la lutte contre la prolifération nucléaire, la cybersécurité, l’aide humanitaire, l’endiguement de la piraterie et du terrorisme ou la prévention des conflits… Le document exprime également une inquiétude face aux revendications territoriales chinoises en mer de Chine méridionale et aux entraves à la libre circulation maritime. Mais pour accompagner ces dispositions, les moyens militaires dépêchés sur place sont quasi inexistants. L’Allemagne n’a dépêché qu’un seul navire, la frégate Bayern, la maintenant hors des zones maritimes où elle pourrait entrer en collision avec des navires chinois. L’apport de la marine militaire allemande serait donc nul si un conflit devait éclater en mer de Chine méridionale.

L’Allemagne s’est également exposée à la critique pour s’être trouvée à l’origine de l’accord UE-Chine de protection des investissements, texte en cours de négociation depuis sept ans, alors que Berlin souhaitait parvenir à un accord pendant sa présidence du Conseil européen de 2020. Il vise à permettre aux entreprises européennes un meilleur accès au marché chinois et à créer des conditions de concurrence plus équitables, Pékin devant en retour s’engager à respecter les droits de ses propres travailleurs. Le texte, qui devait être ratifié début 2021, suscite de fortes réserves et se trouve aujourd’hui pratiquement gelé, donnant l’impression d’avoir été conclu à la hâte pour permettre à « Angela Merkel de couronner la présidence allemande du Conseil de l’UE en évitant tout découplage économique avec la Chine et tout risque de voir émerger des sanctions ou des entraves qui auraient pénalisé les entreprises allemandes opérant en Chine ».

Comme pour les relations germano-russes, les considérations économiques priment ici sur l’impact géopolitique et la bonne volonté diplomatique affichée par une Allemagne souhaitant « assumer ses responsabilités » est largement remise en question par l’absence de moyens militaires correspondants. Au sommet du G7 de juin 2021, un début d’alliance contre une Chine perçue comme devenant de plus en plus agressive a semblé émerger. L’Allemagne, qui n’a cessé de souligner l’importance économique de la Chine à l’approche du sommet, risque de se voir marginalisée en s’accrochant à la coopération avec Pékin à des fins purement économiques et commerciales : une nouvelle forme de Sonderweg ? L’Allemagne pourrait échouer à rétablir sa relation avec les États-Unis après le départ de Trump, si elle persiste à se présenter en défenseur d’une coopération étroite avec la Chine pour des raisons essentiellement liées aux intérêts de son industrie. Aux yeux du monde, Made in Germany pourrait prendre le sens de : Germany First.

Réparer le lien transatlantique après Trump : mission impossible ?

La priorité au lien transatlantique semble inscrite à tout jamais dans les gènes de la République fédérale. Le dernier Livre blanc (2016) du gouvernement fédéral rappelle : « La solidarité entre alliés fait partie de la raison d’État de l’Allemagne. L’OTAN est indispensable pour la sécurité de l’Europe ». On ne peut dès lors que s’interroger sur la dégradation de la relation germano-américaine. On aurait tort d’en attribuer à l’ex-président Trump la responsabilité unique. Ses prises de position erratiques et sa rhétorique brutale ont certes aiguisé les désaccords, mais ces derniers sont antérieurs à sa victoire de 2016 et survivront à sa défaite. Si on laisse de côté les controverses sur la crise migratoire (Trump vilipendant la politique de Merkel), le soutien du président américain au Brexit, ses diatribes contre une UE à ses yeux dominée par l’Allemagne, l’image catastrophique de Trump dans les médias allemands ou la défense du multilatéralisme par Berlin face à une Maison-Blanche qui s’en distanciait, les griefs de Trump portaient pour l’essentiel sur deux points : l’accumulation d’excédents commerciaux par l’Allemagne et des dépenses militaires jugées largement insuffisantes. Deux critiques déjà formulées par l’administration Obama.

L’excédent commercial réalisé par l’Allemagne sur les États-Unis s’est élevé durant le mandat de Donald Trump à environ 50 milliards d’euros par an, donnée qui a irrité l’ancien président autant que le déficit américain par rapport à la Chine. Au-delà de ce déséquilibre, c’est la question générale de l’accumulation d’excédents par l’Allemagne qui se pose. Depuis une quinzaine d’années, ces excédents courants sont évalués à plus de 3 000 milliards d’euros, dépassant de beaucoup le niveau considéré comme conforme aux fondamentaux économiques. Nombre d’observateurs étrangers – américains et français notamment – demandent aux autorités allemandes de les réduire en augmentant les salaires et en investissant dans les infrastructures – ce que le gouvernement a refusé jusqu’ici, excipant des contraintes de la « règle d’or » et du principe qu’acheter allemand ou privilégier l’épargne sur la consommation relève d’un choix privé sur lequel le gouvernement n’a pas à influer.

L’accumulation d’excédents courants menace à la fois l’économie de la zone euro et l’ordre économique international, les excédents des uns étant forcément les déficits des autres. Des déficits à l’accroissement desquels l’Allemagne contribue activement en exportant du capital (permettant aux pays clients de financer les exportations allemandes) et en accumulant ainsi des créances nettes (à hauteur de 2 000 milliards). Acteurs ainsi que responsables politiques et économiques allemands ignorent obstinément le fait qu’excédents courants et créances nettes peuvent être problématiques pour d’autres pays et poussent à l’adoption de mesures protectionnistes. En rejetant les critiques que sa politique suscite depuis des années, l’Allemagne mine la crédibilité de son engagement pour un ordre mondial multilatéral basé sur des règles respectées. L’Allemagne fait fi des règles de la zone euro, qui obligent normalement la Commission à lancer une enquête lorsqu’un État membre affiche un excédent commercial de plus de 6 % : celui de l’Allemagne dépasse régulièrement 7 à 8 % ces dernières années. Berlin est donc aussi peu respectueux des règles européennes que ses partenaires qui ne remplissent pas les critères budgétaires – ce qu’elle n’omet jamais de dénoncer. La critique de Trump, excessive sur le plan rhétorique, est donc justifiée sur le fond. Et tant qu’un rééquilibrage n’aura pas été effectué, tant que l’Allemagne ne reconnaîtra pas le caractère nocif de sa politique commerciale, son ambition de « diriger depuis le centre » sera contestée, voire raillée.

Washington a critiqué à de nombreuses reprises (sous Trump agressivement) le faible niveau des dépenses militaires allemandes. Celles-ci se sont effondrées après l’unification, passant en deux décennies de 3 % à 1,2 % du PIB en 2014 (soit 39,9 milliards d’euros) – année où les États-Unis ont pour la première fois obtenu de leurs alliés un accord sur l’objectif des 2 % en 2024. Ayant donc enfin consenti à augmenter ses dépenses militaires, l’Allemagne leur consacre en 2020 52,8 milliards, soit 1,4 % du PIB, l’objectif de la CDU-CSU (mais pas du SPD…) étant d’atteindre 1,5 % en 2024. L’Allemagne restera donc en dessous du seuil accepté en 2014 – qui fait par ailleurs débat, le PIB étant une référence trompeuse.

Le véritable test de crédibilité pour la politique de défense allemande est capacitaire : honorer ses programmes d’armement (avec la France notamment) et mettre à la disposition de l’OTAN des capacités opérationnelles suffisantes (ne serait-ce que pour assumer son rôle de nation-cadre de la composante terrestre de la VJTF en 2023). Ce défi n’est pas mineur. L’armée allemande souffre de sérieux problèmes de recrutement, de fidélisation et de radicalisation interne, qui l’empêchent d’atteindre l’objectif des 185 000 soldats. Leur taux de disponibilité pour des opérations de base et de déploiement est d’environ 75 %. Le taux de disponibilité des armes est aussi préoccupant, comme le montrent les rapports annuels, souvent alarmants, de la Commission de défense du Bundestag. La hausse relative des budgets entre 2014 et 2020 n’a pas stoppé l’érosion de la disponibilité des équipements, inférieure à 70 % pour la marine et les forces aériennes, et très basse pour les hélicoptères de transport et de combat, les sous-marins et les Tornado. Aux contraintes budgétaires, humaines et capacitaires s’ajoutent des désaccords croissants au sein même du gouvernement fédéral, la politique de défense séparant la CDU-CSU d’un côté, les Verts et surtout le SPD de l’autre – le SPD s’étant nettement rapproché de Die Linke sur ces questions. Ce qui laisse planer un sérieux doute sur la volonté de l’actuelle coalition d’atteindre ne serait-ce que l’objectif de 1,5 % fixé par Merkel pour 2024.

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L’importance de l’ordre multilatéral pour l’Allemagne ne fait aucun doute. Mais ce n’est là qu’un aspect de la politique étrangère de Berlin, qui s’appuie en réalité sur un puissant socle de « minilatéralisme » (le franco-allemand) et surtout d’unilatéralisme. La politique commerciale de l’Allemagne, qui assure l’essentiel de sa puissance, est à la fois axée sur l’international (les exportations) et sur l’intérêt national (les bénéfices). Aux États-Unis et dans les pays de l’UE, l’impression prévaut que la politique allemande exploite avant tout les opportunités de la globalisation – avec la Russie pour les hydrocarbures ou avec la Chine pour lui fournir les produits haut de gamme du Made in Germany. Le tout sans partager le fardeau de la défense de l’Ouest à proportion de ses capacités financières.

Les Allemands sont perçus comme des free riders – pas seulement par les trumpistes –, réduisant au maximum leurs dépenses de défense et minimisant leurs risques dans les opérations extérieures, tout en étant peu avares de leçons de morale, en accentuant leur compétitivité économique et en sauvant leur État-providence social. Dans ces conditions, le rôle du Chief Facilitating Officer, cher aux architectes du « Consensus de Munich », ne suscite qu’un enthousiasme modéré – pour ne pas dire de la méfiance – chez les partenaires de Berlin. L’Allemagne doit revoir les postulats de sa politique commerciale, de sa politique de défense et de sa politique étrangère si elle aspire à assumer le rôle d’une puissance authentiquement multilatéraliste.


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