La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article de Pierre Melandri, « Americans First : la géopolitique de l’administration Biden », publié dans le nouveau numéro de Politique étrangère (n° 3/2021), disponible depuis le 7 septembre.

Il est encore difficile de cerner la géopolitique de l’administration Biden. Pour autant, il n’est pas impossible d’en repérer les grandes lignes, qui transparaissent tant dans l’Interim National Security Strategic Guidance (INSSG) que dans les discours, conférences de presse, communiqués et initiatives de ses responsables.

Il s’agit tout d’abord que les États-Unis retrouvent un leadership contesté. Pour cela, il faut réinventer les conditions qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ont permis aux États-Unis d’ouvrir un « siècle américain » qui fait aujourd’hui figure de souvenir lointain. Sur le plan intérieur, l’Amérique conjuguait alors dynamisme de l’entreprise privée et régulation étatique, les classes moyennes y étaient au cœur de la société et le consensus politique entre les deux partis très large. À l’extérieur, le pays venait de rejeter la voie de l’America First pour se convertir à l’idée que son épanouissement intérieur dépendait de sa capacité à imposer un ordre international libéral. Entre la Seconde Guerre mondiale et 1949, les États-Unis se sont assuré un ascendant perçu comme naturel et largement consensuel – un leadership – sur un système à trois piliers : un marché international ouvert, permettant aux firmes américaines de jouer de leur compétitivité et aux classes moyennes de prospérer ; un système de coopération multilatérale étayé par des alliances permettant de partager la charge de la protection stratégique de ce marché et une croisade idéologique permettant de légitimer les interventions militaires nécessaires et de justifier, aux yeux du pays, le coût de cette nouvelle politique étrangère.

Ce temps paraît bien loin. L’Amérique donne l’impression d’une société déchirée et d’une démocratie fragilisée par une polarisation exaspérée. Jamais, depuis la Seconde Guerre mondiale, son leadership extérieur n’a paru aussi contesté. La démocratie semble partout en recul face aux autocraties, alors que l’ascension de la Chine fait figure de défi premier.

Biden sait que si son prédécesseur a exacerbé les problèmes, il ne les a pas créés. Dès 2008, à la convention démocrate, Bill Clinton avait résumé le double défi : « Chez nous, le “rêve américain” est assiégé. Le leadership des États-Unis est affaibli à l’étranger. » Tel était le contrecoup de la globalisation sur la condition de millions de salariés, d’une politique néolibérale qui avait creusé les inégalités avant de déboucher en 2007-2008 sur une crise de l’ensemble du système financier, mais aussi des « guerres sans fin » dans lesquelles, sous l’effet conjugué de l’hubris née de la chute de l’URSS et de la panique du 11 Septembre, les États-Unis s’étaient engouffrés.

À son arrivée, l’équipe Obama-Biden a pour priorité de rétablir le leadership américain, d’atténuer la polarisation partisane de la nation et de repenser la Pax Americana pour tenir compte des frustrations de la population. Obama a ainsi mis l’accent sur la satisfaction des besoins de la société. Il a voulu redresser l’image internationale des États-Unis, les sortir des conflits où ils s’étaient fourvoyés et transférer aux alliés une partie du « fardeau ». Il s’est enfin attaché à redéfinir les intérêts vitaux du pays, opérant dès 2011 « un pivot vers l’Asie » pour faire pièce à l’ascension chinoise, concluant notamment un Partenariat Trans-Pacifique (TPP), avec pour objectif d’assurer que les normes des échanges et des nouvelles technologies resteraient fixées par les États-Unis.

Il ne pourra pourtant ni surmonter l’obstruction obstinée des Républicains, ni empêcher les inégalités de se creuser, et échouera à apaiser l’anxiété d’un pays aussi réfractaire au coût de la politique étrangère qu’inquiet de la perte de son hégémonie. En 2016, une Amérique désabusée et en colère se tourne vers un homme qui, depuis les années 1980, ne cesse d’attribuer les maux du pays à une politique assurant gratuitement ou presque la sécurité d’alliés qui font « rendre gorge » à ses travailleurs, ses industries et ses sociétés. Tout en ne cachant guère sa prédilection pour les dirigeants autoritaires, plus à même, à ses yeux, de tenir leurs engagements, Trump embrasse un nationalisme et un protectionnisme décomplexés, ignore, abroge ou modifie unilatéralement des engagements contractés (l’accord de Paris, l’accord sur le nucléaire iranien), et remet en cause les pactes commerciaux (le TPP) qu’il juge contraires aux intérêts du pays. Surtout, il bouscule brutalement ses alliés, menaçant de ne plus les protéger dès lors qu’ils n’auraient pas payé leur juste part du coût de leur sécurité.

Un large consensus se dessine pourtant autour du nouveau paradigme de l’administration Trump : substituer à la « guerre contre le terrorisme » la « compétition entre grandes puissances » comme première menace pour le pays, et désigner la Chine comme principal défi. Surtout, son exaltation du nationalisme économique correspond aux attentes d’une bonne partie d’un pays las d’une politique qui paraît avoir pour seul but de « rendre le monde sûr pour Wall Street ».

Le coût de ces initiatives n’en est pas moins immense pour l’image et l’influence des États-Unis. À l’arrivée de Biden, la situation est pire encore que celle décrite par Clinton en 2008. Ce n’est plus seulement le rêve américain mais la démocratie qui paraît en danger. La désinvolture parfois menaçante à l’endroit des alliés, les offensives protectionnistes, le rejet de l’accord de Paris ou encore le refus de prendre la tête de la réponse internationale à la pandémie ont fragilisé la crédibilité des États-Unis et permis à Pékin de se poser en championne du multilatéralisme et de la lutte contre le réchauffement climatique.

On comprend dès lors pourquoi le nouveau président se fixe pour absolue priorité de restaurer le leadership du pays, en articulant sa géopolitique en trois volets. Le premier consiste à inscrire le paradigme réaliste – la compétition avec la Chine – dans le cadre plus idéologique d’une lutte entre démocraties et autocraties. Le second vise à rendre aux États-Unis « la puissance de leur exemple » en réparant le mal que Trump, mais aussi des années de politique néolibérale et de globalisation effrénée, leur ont fait, et en prouvant au monde qu’à Washington « la démocratie fonctionne ». Troisième volet : démontrer que « l’Amérique est de retour », qu’elle est à nouveau prête à assumer les responsabilités que Trump avait paru abdiquer et appuyer sa propre « puissance » sur une revitalisation de ses alliances. Cette géopolitique transparaît particulièrement dans la lutte contre le réchauffement climatique. Sur place, le risque légitime l’intervention étatique que le président entend restaurer. À l’extérieur, Washington saisit l’occasion de retrouver une partie de l’aura dont il avait bénéficié dans la négociation de l’accord de Paris : le Sommet de la Terre, que Biden s’est empressé d’organiser, lui permet d’annoncer au monde un projet ambitieux de réduire d’ici à 2030 de moitié les émissions américaines de gaz à effet de serre, et d’espérer reprendre le rôle de leader délaissé par Trump.

Retrouver le leadership des démocraties

Sous l’administration Biden, endiguer l’ascension de la Chine reste l’absolue priorité : la Chine, concède Antony Blinken, est « notre plus gros test géopolitique ». Sa menace pour la suprématie de l’Amérique est sans précédent. Jusqu’ici, ses principaux rivaux n’avaient jamais vraiment mis sa prééminence géopolitique en péril : l’URSS ne jouait pas dans la même ligue économique et le Japon était contraint par sa taille et sa démographie. « Jamais », résume Henry Kissinger, « depuis qu’ils sont devenus une superpuissance dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis n’ont eu à faire face à un égal géopolitique. Jamais, dans l’histoire séculaire de la Chine, elle n’a perçu une nation étrangère autrement que comme un vassal de l’Empire du milieu ».

La Chine veut s’assurer une position hégémonique en mer de Chine du Sud, et y rendre la présence maritime de l’Amérique ainsi que la liberté de navigation problématiques. Mais pour la nouvelle équipe, le défi est surtout économique et technologique : deux sphères plus décisives encore pour le leadership. La Chine devrait devenir la première puissance économique mondiale d’ici quelques années et elle utilise sa puissance financière pour concurrencer, voire « tacler » les États-Unis presque partout. Lancé en 2013, le projet Ceinture et Route lui a permis de construire des infrastructures vitales dans le monde entier, d’acquérir des moyens de pression sur les gouvernements qui lui ont emprunté et, plus généralement, de s’affirmer comme le principal partenaire de nombreux pays en Europe, en Afrique, en Amérique latine et surtout en Asie où elle prend peu à peu la place des États-Unis. Conscient du rôle déterminant de la technologie dans l’ascension de l’Occident, Xi Jinping semble décidé à rendre à son pays le rôle d’inventeur et de pionnier que, de longs siècles durant, il avait occupé : les technologies émergentes détermineront la hiérarchie des puissances. Nul programme n’a autant affolé les entreprises, mais aussi les capitales occidentales, que le Made in China 2025, annoncé en 2015, qui vise à assurer à Pékin la prééminence dans des domaines comme l’Intelligence artificielle, l’informatique quantique, la robotique, l’aérospatiale, les véhicules autonomes ou la biopharmacie.

L’administration Biden semble surtout vouloir mettre l’accent sur un autre défi : l’image d’efficacité que la Chine paraît conférer chaque jour davantage à l’autocratie. Xi Jinping, avertit le président, « est mortellement sérieux quand il dit vouloir que son pays devienne la nation la plus importante, la plus influente dans le monde. Lui et d’autres autocrates pensent que la démocratie ne peut rivaliser avec les autocraties au XXIe siècle parce qu’il lui faut trop de temps pour aboutir à un consensus ».

En janvier 2010, il est vrai, le journaliste Thomas Friedman s’était déjà demandé si le « consensus de Washington » n’était pas en train d’être remplacé par le « consensus de Pékin », et si la Chine n’était pas, plus que les États-Unis, à même de prendre des mesures impopulaires mais nécessaires. C’est là désormais, aux yeux du président et de son équipe, la menace prioritaire. Sans doute parce que le durcissement du régime en Chine, la montée dans le monde des populismes et le recul des démocraties en ont renforcé l’actualité. Mais aussi parce que le rapprochement, depuis 2014, entre Pékin et Moscou en a souligné l’acuité.

Ce rapprochement s’accompagne, outre de manœuvres militaires communes, d’une coopération en matière de technologies ou d’espace. Il suscite d’autant plus l’anxiété qu’à travers l’influence que la Chine et la Russie s’assurent auprès de nombreuses nations en développement, et le concours de pays comme la Corée du Nord ou l’Iran, il menace de réaliser l’impensable voici encore une dizaine d’années : instaurer un ordre alternatif à l’ordre international libéral que la chute de l’URSS avait paru instituer à jamais. Dès juin 2015, Antony Blinken dénonçait le risque de voir ces deux puissances autocratiques saper l’ordre international jusqu’ici assuré par l’Amérique : « Tant en Ukraine orientale que dans la mer de Chine du Sud, nous assistons à des efforts pour modifier unilatéralement et par la force le statu quo – des transgressions auxquelles s’opposent les États-Unis et leurs alliés ».

Pour Biden, enfin, transformer la « compétition entre grandes puissances » de Trump en lutte existentielle entre démocraties et autocraties sert sans doute aussi un double objectif : remobiliser le pays et resserrer les rangs des alliés derrière Washington. Il espère rappeler à ces derniers les valeurs qui les unissent aux États-Unis, au-delà des divergences d’intérêt, et provoquer un sursaut salutaire qui donnera un nouveau souffle à la démocratie, réconciliant une opinion américaine, toujours plus réfractaire, avec la politique étrangère.

Lier enjeux internes et externes

Un deuxième volet peut, en effet, se résumer à deux idées : les Américains ne pourront être forts dans le monde s’ils ne le sont pas chez eux, et ils ne le resteront que s’ils comprennent que leur engagement à l’étranger sert avant tout leurs propres intérêts. « Nous avons atteint un point », a expliqué Jake Sullivan, futur directeur du Conseil de sécurité nationale, « où la politique étrangère est une politique intérieure et la politique intérieure une politique étrangère. »

Dans cette optique, le premier handicap de l’Amérique est son « échec chronique à traduire en progrès social sa force économique », son incapacité à démontrer que la démocratie est une forme de gouvernance inégalée.

Si Washington doit recouvrer un leadership, explicite Brian Deese, directeur du National Economic Council, la première question est : « Les États-Unis peuvent-ils remettre leur maison en ordre ? » Avant d’ajouter : « Plus qu’à aucune autre époque de l’histoire moderne, le monde regarde la politique intérieure des États-Unis. » Dans la géopolitique « inversée » (inside out) de l’administration, c’est le « front intérieur » qui passe en premier. En témoigne non seulement la place surprenante qui lui est faite dans les grands textes et discours de politique étrangère, mais aussi la prudence de l’administration sur les dossiers sensibles – immigration, Iran… – susceptibles de mettre ses programmes intérieurs en danger. L’impératif est ici de surmonter, via un plan massif de relance, la pandémie et ses retombées économiques, mais surtout de profiter de la crise pour reconstruire, en guérissant les plaies que des années de « politique du ruissellement » n’ont cessé de creuser, et en restaurant la confiance dans l’État qu’elles ont ébranlée.

C’est l’objectif des deux grands programmes destinés à rénover le « contrat social » qui a longtemps cimenté la cohésion nationale : l’American Jobs Plan, pour créer des millions de « bons » emplois tout en amorçant la transition énergétique et en gardant une avance technologique, et l’American Families Plan, pour élargir la protection sociale. Enfin, diverses réformes – touchant à l’exercice du droit de vote, à la protection de la vie syndicale, à l’immigration et, bien évidemment, à l’équité raciale – doivent rendre au modèle américain de démocratie son aura, tant à l’étranger que dans le pays lui-même.

Devant un journaliste qui lui demande quelle vision relie les grands projets du gouvernement, Anita Dunn, proche conseillère de Biden, évoque « la Chine ». Tous ces projets ont une dimension extérieure : ils visent à rendre à l’Amérique son statut d’« exemple », et à recréer le type de société prospère et apaisée qu’il avait été facile de rallier, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à l’exercice du leadership. Faire ce que Trump a promis mais n’a jamais accompli : réconcilier la classe moyenne avec l’engagement global des États-Unis.

La nouvelle administration procède en deux temps. D’un côté, elle s’attache à déconstruire le discours de Trump et à rappeler la nécessité de s’impliquer dans un monde plus que jamais interconnecté. Dès début février, Biden explique à ses concitoyens que lorsque l’Amérique investit dans des programmes de développement à l’étranger, c’est pour « leur créer de nouveaux marchés », que lorsqu’elle renforce les systèmes de santé de régions éloignées, c’est pour les protéger, eux, « de futures pandémies susceptibles de les menacer ». Bref, l’engagement actif des États-Unis à l’étranger n’a qu’un objet : servir « purement et simplement » leur intérêt (naked self-interest). […]

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