Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2021 de Politique étrangère (n° 3/2021). Jean-Luc Racine propose une analyse de l’ouvrage de Gilles Dorronsoro, Le Gouvernement transnational de l’Afghanistan. Une si prévisible défaite (Karthala, 2021, 288 pages).

En 2003, deux ans après la chute des talibans, Gilles Dorronsoro publiait un article prémonitoire : « Afghanistan : chronique d’un échec annoncé ». Fort de sa connaissance d’un pays qu’il a parcouru de longue date, il a, depuis, multiplié les alertes. Son ouvrage démonte la mécanique de cet échec, qu’a entériné l’administration Trump en signant en février 2020 avec les talibans un accord de retrait que l’administration Biden met actuellement en œuvre. Ce grand tournant, et les incertitudes qu’il engendre quant à l’avenir de l’Afghanistan, ne sont toutefois pas le thème central d’un ouvrage qui porte essentiellement sur les opérateurs internationaux et le régime de Kaboul, responsables, nous dit l’auteur, de cette « si prévisible défaite ».

Pour lui, les erreurs américaines ne se résument pas au fait d’avoir ouvert le front irakien en 2003 alors que l’Afghanistan n’était pas encore stabilisé. Est structurellement en cause une « anthropologie imaginaire » qui, à Washington comme à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), a nourri une lecture erronée de la société afghane (place réelle des tribus, dialectique entre État et pouvoirs locaux, etc.) et de ce que sont les talibans, la coalition ayant été incapable de « connaître son ennemi » et, pendant longtemps, de le reconnaître comme « mouvement politique nationalement organisé ». Ces erreurs scelleront l’échec des stratégies de contre-insurrection voulant gagner « les esprits et les cœurs ».

L’autre volet de l’action internationale ne fut pas mieux conduit. Objectif affiché, la (re-)construction de l’État s’est heurtée à mille difficultés, qui donnent à l’ouvrage son titre. Pour Gilles Dorronsoro, c’est bien un « gouvernement transnational » qui fut mis en place, tant dans la phase de transition suivant la conférence de Bonn qu’après la proclamation d’une nouvelle constitution (2004) et l’instauration d’un régime présidentiel. Analysant l’action des opérateurs internationaux (organisations non gouvernementales incluses) et le régime afghan, l’auteur dénonce une « déconstruction des institutions » et un régime qui marginalise les partis politiques, la faiblesse de l’administration nourrissant corruption et captation des ressources. C’est enfin une société déchirée par la guerre civile qui est évoquée, subissant le poids d’une violence multiforme (talibans, forces internationales, milices) dans laquelle la référence à l’islam reste incontournable, tandis que les nouvelles dynamiques sociales liées aux avancées post-2001 restent le plus souvent « sans expression politique ».

C’est donc un tableau très sombre que dresse l’auteur. Les talibans récusent le gouvernement afghan, « marionnette » de l’étranger. Plus diplomatique, la formule de « gouvernement transnational » met elle aussi en avant la question fondamentale de la légitimité politique. Au-delà d’un régime affaibli par ses divisions mais qui tente de faire face – les militaires et les policiers en payant le prix, comme tant de victimes civiles –, faut-il donc désespérer de l’Afghanistan ? L’auteur conclut l’analyse en replaçant le cas afghan dans un contexte plus large. Loin d’être une « guerre exotique », il s’agit bien d’un « terrain d’expérimentation », offrant « les traits systémiques des guerres civiles contemporaines » qui sont aussi, voire d’abord, des « phénomènes transnationaux ». L’expérience française au Sahel le confirmerait-elle ?

Jean-Luc Racine

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