Auteur de l’article « Americans First : la géopolitique de l’administration Biden » paru dans le numéro d’automne de Politique étrangère  (n° 3/2021)Pierre Melandri, historien et ancien professeur des universités à Sciences Po, répond à trois questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

1) En quoi le message « Americans First » de Biden est-il différent du slogan « America First » de Trump ?

La différence reste subtile parce que, depuis les années Obama, les forces profondes pesant sur la politique étrangère des États-Unis demeurent les mêmes : d’abord, la lassitude des Américains face aux « guerres sans fin » ; ensuite, l’inquiétude croissante face à la montée de la Chine en puissance ; enfin et surtout, la volonté d’une large partie de la population de voir le pays arrêter de consacrer des ressources démesurées à la préservation d’un ordre international ne servant, à ses yeux, qu’un groupe étroit d’intérêts.

Mais si Obama s’est contenté d’adapter la politique étrangère américaine à ces nouvelles réalités, Trump a choisi de remettre radicalement en cause les trois piliers sur lesquels depuis 1947-1949 elle avait reposé : une ouverture internationale des marchés qui, selon lui, avait nui aux entreprises américaines et à leurs salariés ; un système multilatéral d’alliances qui, à l’écouter, avait permis aux partenaires des États-Unis d’exploiter sans vergogne ces derniers ; un attachement, au moins rhétorique, aux valeurs démocratiques auquel il reprochait d’avoir lié les mains de l’Amérique.

Persuadé, à l’instar d’Obama, que, pour faire face aux nouveaux défis auxquels ils sont confrontés, les États-Unis doivent recouvrer le rôle de leader (« America is back »), Biden a, à l’opposé de Trump, restauré les deux derniers piliers – les alliances et la promotion des valeurs démocratiques – que Trump avait rejetés. En même temps, sensible à leur popularité, il a repris certaines des politiques que son prédécesseur avait impulsées : érigeant lui aussi l’ascension de la Chine en principal défi pour les États-Unis, il a reconnu la nécessité de subordonner l’ouverture des marchés aux intérêts des salariés et promis de conduire sa politique étrangère à partir d’un seul et nouveau critère : rendra-t-elle « meilleure, plus facile et plus sûre la vie des familles dans tout le pays ? ».

Mais le message « Americans First » et le discours « Allies First » peuvent se révéler difficiles à réconcilier. Et en cas de tension, l’avantage va naturellement au premier. L’affaire Aukus semble l’avoir une fois encore démontré : qu’elle se réclame de l’unilatéralisme le plus dur ou d’un multilatéralisme éclairé, la politique étrangère américaine est toujours nationaliste en priorité.

2) Est-ce réellement « illusoire » pour les États-Unis de penser pouvoir sortir du théâtre moyen-oriental un jour ?

Les Américains ont toutes sortes de raisons de vouloir se désengager du « grand Moyen-Orient ». Tout d’abord, leur engagement dans ce dernier a cruellement mis à nu les limites de ce que leur puissance militaire pouvait réaliser et distrait leur attention de développements cruciaux tels « l’ascension pacifique » de la Chine ou la détérioration de leur modèle de société. Ensuite, la diffusion chez eux du fracking et le recul prévisible du rôle des fiouls fossiles dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique ont réduit l’intérêt qu’à leurs yeux la région peut présenter.

Pourquoi, dès lors, beaucoup d’observateurs continuent-ils de voir le Moyen-Orient comme une région que les États-Unis ne peuvent pas réformer sans pouvoir pour autant s’en extirper ? D’abord, sans doute, parce que l’attachement de Washington à la sécurité d’Israël a de fortes chances de rester longtemps « cuirassé ». Ensuite, parce que garantir la sécurité des flux pétroliers faute de laquelle les prix risqueraient de s’envoler reste pour Washington une priorité. Enfin et surtout, parce que les dirigeants américains ne peuvent pas se désengager totalement d’une région qui abrite, outre de dangereux mouvements terroristes, l’Iran, un pays encore considéré aujourd’hui comme un de leurs principaux ennemis, et voit une indéniable montée en puissance de leurs deux principaux rivaux, la Chine et la Russie. Loin de la réduire, Trump a ainsi augmenté la présence militaire américaine dans les pays du sud de la région abritant d’importants gisements pétroliers.

Ceci dit, les États-Unis vont sans doute privilégier des formes d’engagement moins coûteuses que les interventions terrestres dont, dès 2011, un Robert Gates dénonçait l’inanité. Ils s’efforcent d’endiguer le danger terroriste à travers des frappes aériennes lancées à partir des bases qu’ils continuent à garder. Ils semblent surtout vouloir projeter leur influence à travers non plus un interventionnisme militaire qui a montré ses limites mais un nouvel activisme diplomatique. Ils pourraient aussi toujours davantage chercher à confier la charge de la stabilité de leur région à des alliés européens qui pourront de moins en moins ignorer les répercussions des secousses que ses pays risquent d’enregistrer.

3) De quelles manières le retrait chaotique d’Afghanistan peut-il peser sur la suite du mandat de Joe Biden ?

Aux États-Unis, les images de Kaboul ont manifestement jeté le doute sur la compétence de l’Administration et provoqué une chute sous les 50 % du taux d’approbation du président. Ceci dit, rien n’est vraiment écrit. D’un côté, si sa mise en œuvre a été durement critiquée, en lui-même, le retrait d’Afghanistan a été très largement approuvé. Ensuite et surtout, beaucoup dépendra de la capacité de Joe Biden à faire entériner ses grands projets de réforme intérieurs par le Congrès. Un succès restaurera probablement largement sa popularité. Un échec ne pourra que renforcer l’image d’un Exécutif impuissant et dépassé par les événements.

L’impact risque d’être plus fort à l’étranger. Non seulement parce qu’au-delà de son caractère chaotique, le retrait a pu sembler difficile à réconcilier avec ce « retour de l’Amérique » que l’Administration tient tant à incarner mais aussi parce que, décidé sans consultation des alliés, il a également paru contredire sa promesse de relancer la coopération avec ces derniers.

Là encore, tout est sans doute loin d’être joué. Après tout, la chute de Saïgon avait été suivie moins de quinze ans après par la victoire dans la guerre froide de Washington. Et l’Administration Biden dispose de plus de trois années pour démontrer qu’en finir avec « 20 ans de guerre » était bien le seul moyen de permettre aux États-Unis d’enfin recouvrer leur rôle de leader et de se consacrer à la protection de leurs alliés. Le risque n’en existe pas moins de voir d’autres développements – telle la négociation de l’alliance AUKUS à l’insu et au détriment des Français, et la propension manifeste des Américains à accorder au théâtre Asie-Pacifique la priorité et à le militariser – inciter leurs partenaires européens sinon embrasser la voie d’une « autonomie stratégique », du moins éprouver de nouveaux doutes sur l’engagement de l’Amérique.

Enfin et surtout, Biden avait promis d’exorciser les deux spectres que le retrait faisait planer : une débâcle évoquant la chute de Saïgon et l’organisation en Afghanistan d’un attentat massif contre l’Occident. S’il peut espérer faire oublier son incapacité à prévenir le premier, il sait aussi qu’il doit à tout prix empêcher le second de se concrétiser.

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