Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2021 de Politique étrangère (n° 3/2021). Sina Schlimmer, chercheuse au Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage d’Anders Ese et Kristin Ese, The City Makers of Nairobi: An African Urban History (Routledge, 2020, 216 pages).
Anders et Kirstin Ese réexaminent ici l’histoire coloniale de Nairobi, leur riche analyse socio-historique de la capitale kenyane allant de 1899 à 1961 – de la création de Nairobi en tant que dépôt de matériel de construction du chemin de fer destiné à relier Mombasa à l’Ouganda, à l’indépendance du pays.
Nairobi est l’une des villes africaines sur laquelle existe le plus d’écrits scientifiques et de programmes de développement urbain financés par les acteurs de la communauté internationale. Ces travaux s’intéressent notamment au bidonville de Kibera, au sud-est de Nairobi, connu, avec environ 200 000 habitants, comme l’un des plus grands slums du continent africain. À travers ces récits et initiatives, Nairobi a été construite comme prototype du discours dominant sur la ville africaine : ville informelle, ville chaotique et de désordre, ville criminelle.
Les auteurs étudient le développement socio-spatial des quartiers réservés aux « Africains », et l’évolution de leur rapport à l’administration coloniale. Plus important encore, ils proposent une analyse fine de la production politique des discours et des idées sur les pratiques et modes de vie de la population urbaine. Les administrateurs coloniaux se servent de ces productions pour justifier leurs dispositifs d’intervention – plus ou moins violents selon les temps coloniaux – dans l’urbanisme de Nairobi. Ainsi, on comprend que les idées d’informalité et de chaos, si présentes dans le discours dominant sur les villes africaines, et Nairobi en particulier, sont une construction coloniale. Outre qu’ils sont très politisés, ces récits dissimulent la diversité et le sens des formes d’organisation sociale, politique et culturelle qui évoluent dans les différents quartiers.
Anders et Kristin Ese montrent que l’urbanité africaine se caractérise à Nairobi par la formation de nouvelles communautés. Celles-ci se composent de personnes aux origines géographiques (Somalie, Soudan, côte swahiliphone), aux appartenances ethniques (Kikuyu, Meru, Luo, etc.), et aux croyances différentes. Cette mosaïque de cultures, de pratiques et d’identités, ainsi que leurs interactions façonnent la vie urbaine, générant des formes d’organisation sociale et spatiale originales. L’analyse est rafraîchissante et se distingue de la littérature dominante sur le politique au Kenya. Si les travaux sur la formation de l’État et la compétition politique en milieu rural insistent sur le rôle de l’appartenance ethnique dans les conflits sociaux et politiques, cette variable semble être moins déterminante en ville.
Alors que décideurs et investisseurs s’enthousiasment pour le concept des villes nouvelles, modernes et intelligentes, l’ouvrage d’Anders et Kristin Ese rappelle qu’il est important d’en revenir à la formation politique et historique des villes pour comprendre les enjeux de leur développement. Les nombreux projets de nouveaux quartiers qui voient actuellement le jour sur le continent se présentent comme une alternative aux formes obsolètes de l’urbanisme africain, destinée à faire table rase de « l’informalité » et du « chaos ». The City Makers of Nairobi rappelle que les racines de l’histoire des villes, qui s’expriment dans les relations foncières, l’héritage culturel ou l’organisation politique, sont porteuses de sens, et que les comprendre est essentiel pour penser les espaces urbains de demain.
Sina Schlimmer
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