Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2021-2022 de Politique étrangère (n° 4/2021). Le diplomate Pierre Buhler propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Marie Guéhenno, Le premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde (Flammarion, 2021, 368 pages).

Secrétaire général-adjoint des Nations unies auprès de Kofi Annan, chargé des opérations de maintien de la paix, diplomate – il a dirigé le Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay –, Jean-Marie Guéhenno est aujourd’hui professeur à Columbia. C’est dans une expérience du monde réel qu’il enchâsse une pensée singulière, servie par un esprit d’observation libre d’œillères et de préjugés. Guéhenno est un de ces auteurs qui ne prennent la plume que lorsqu’ils ont quelque chose d’important à dire. C’est ainsi que l’effondrement de l’URSS l’avait amené à s’interroger sur l’avenir de la démocratie (1993), puis de la liberté (1999).

Comme dans La Fin de la démocratie, voici près de 30 ans, le regard reste désabusé sur le prétendu triomphe de la démocratie qui aurait sanctionné l’effondrement de l’Union soviétique. Ce constat est aujourd’hui confirmé par la crise multiforme de l’Occident. Démentie par la réalité de son indifférence aux massacres des années 1990, sa prétention à l’universalisme de ses valeurs est en butte aux attaques contre son passé, son histoire coloniale, l’esclavage et son traitement des peuples autochtones. L’ordre multilatéral libéral tant vanté s’est avéré un manteau commode pour habiller la domination américaine. Et l’irruption du phénomène Trump a illustré la fragilité de la « roulette démocratique ».

Mais c’est plus encore dans l’exaltation de l’individu, après 1989, que l’auteur voit la racine du mal. Elle revient à tout subordonner à la poursuite, par chaque individu, de son intérêt au détriment de tout projet collectif : « L’égoïsme ontologique est devenu le fondement de la société. »

Un des corollaires en est la crise de la politique traditionnelle qui touche les partis classiques les uns après les autres. Ce phénomène a été largement décrit déjà et c’est donc la nouvelle configuration du spectre politique qu’esquisse l’auteur, relevant une tendance à la fragmentation des sociétés, au profit de regroupements qui se forment non plus, comme par le passé, autour d’« utopies de projet » mais d’« utopies identitaires » ou derrière des profils marqués par les violences et les passions : ceux des Trump, Erdogan, Modi et Duterte…

Ces identités sont façonnées par les peurs et les clivages entretenus par des entrepreneurs politiques, rappelant parfois les pratiques des régimes fascistes de l’Europe dans l’entre-deux-guerres. La coexistence de ces identités est également marquée par une exigence de codification de la parole pour n’offenser aucune d’entre elles, et la propension des individus à se voir en victimes plus qu’en citoyens. Une des réactions les plus fréquemment observées est le repli sur des nationalismes défensifs et des valeurs conservatrices, jugées menacées par des processus dans lesquels tout se vaut.

Un autre facteur majeur de la métamorphose, observe Guéhenno, est le changement radical que les nouvelles technologies introduisent dans notre rapport au savoir et dans ses conditions de production. La profusion de réseaux sociaux, en particulier, modifie en profondeur la communication politique : en faisant de l’individu un émetteur, en le débarrassant des filtres des médias traditionnels, ils lui insufflent un sentiment de toute-puissance qui « amplifie de façon radicale le mépris du savoir et de la recherche de la vérité ».

L’abolition des contraintes de la géographie distend le lien politique créé par la proximité, traditionnellement générateur de solidarité et de compromis. Et le besoin de se faire entendre, par des positions le plus souvent radicales, nourrit les réseaux sociaux, faisant, par la masse croissante des données, prospérer les entreprises qui les gèrent. Moyennant quoi « le capitalisme de l’information aura remplacé le capitalisme des machines » avec, à la clé, un changement majeur du rapport de force, autour de la collecte et de la maîtrise des données.

Pendant que cette concentration s’opère à l’Ouest, faisant des États et des géants du numérique les pourvoyeurs de sécurité et de « satisfaction commerciale et de confort de vie », la Chine assure à ses citoyens, grâce à sa réussite économique spectaculaire, une « confortable bulle de bonheur dont ils ne voudront pas sortir ». Cet avatar des « pilules du bonheur » d’Aldous Huxley permet au régime de produire, en manipulant les esprits, « une certaine harmonie de la société ». Les entreprises – essentiellement américaines – et l’État-parti chinois, en améliorant continûment leur capacité à façonner les désirs des individus, feraient ainsi converger leurs sociétés vers des « post-démocraties » et une « post-dictature ».

Pour autant, la crise de légitimité des communautés politiques est une source d’instabilité qui affecte l’ordre intérieur des sociétés et l’ordre établi des relations internationales : réhabilitation de la force, aversion pour le risque et demande de protection, réduction de la démocratie à des processus au détriment des valeurs, domination de l’argent et inégalités dans la distribution des richesses, qui tendent à réduire l’individu à l’« homme unidimensionnel » décrit par Marcuse, défini par sa seule valeur économique… Ces dérives justifient la recherche de nouvelles formes de représentation et de délibération, pour « sauver l’autorité sans créer la tyrannie ».

Concluant son essai par l’Europe, Guéhenno observe que les progrès réalisés vers l’intégration l’ont été au prix d’une dépolitisation portée par les institutions – foi dans le marché, orthodoxie budgétaire avant la crise sanitaire –, qui a « miné la confiance dans le projet européen (et) débouché sur une impasse ». Cette entreprise, note-t-il en citant Hubert Védrine, s’est d’ailleurs déroulée dans un monde où les États-Unis préservaient l’Europe de la « tragédie » de l’histoire.

Pour sortir de cette « impasse », l’Europe ne peut compter ni sur les menaces extérieures – facteurs de division plus que de cohésion –, ni sur la définition de fugaces intérêts communs. Elle doit répondre à la demande, politique, de frontières, définir les limites de son universalisme et ne pas chercher, comme les États-Unis, à s’offrir en modèle. Elle doit aussi abandonner l’objectif d’une « union sans cesse plus étroite », renoncer à la fiction d’un « super-État continental », accepter la « géométrie variable » et séparer la logique de l’expertise, qu’incarne la Commission, de celle de la politique, que portent le Conseil et le Parlement.

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Croisant anthropologie, sociologie, philosophie et géopolitique, Guéhenno pose un regard lucide sur notre époque, passant à la paille de fer quelques uns des poncifs qui l’encombrent. Reliant politiques publiques, développements technologiques et évolutions sociétales, il examine leurs interactions, leurs conséquences dans l’ordre intérieur des nations comme dans l’ordre international. La transformation des rapports de force qui en résulte ouvre de nouvelles avenues, aux contours encore largement inconnus mais aux directions identifiées avec finesse.

Au-delà des questions, très actuelles, sur les différents cercles de solidarité – et les fabriques politiques qui leur sont associées –, l’auteur aborde une autre problématique essentielle pour notre temps : la relation entre savoir et pouvoir, entre science et politique. Il esquisse des lignes de force à même d’assainir cette nécessaire articulation, pour éclairer les débats publics sur la gestion des risques collectifs par les gouvernants et les sociétés.

La densité de cette réflexion, le choix de l’auteur de penser contre soi-même, ainsi qu’il le concède dans son chapitre sur l’Europe, ses conjectures qui, à défaut d’être démontrables, devront se vérifier ou s’infirmer, et les inévitables angles morts, laissent ouvert un vaste espace de débat. Et c’est heureux. On pourra ainsi observer que le propos porte avant tout sur les sociétés du monde occidental et, par effet miroir, sur l’autre acteur majeur de ce « premier XXIe siècle », la Chine. Soit de deux à trois milliards d’individus sur les quelque huit qui peuplent la planète. Comment se positionnent les sociétés, en Afrique, dans le reste de l’Asie, par rapport au paradigme esquissé par Jean-Marie Guéhenno ? L’analyse mérite certainement d’être poursuivie au-delà des brèves références à Modi et Duterte.

La Chine, désignée comme rival stratégique par les États-Unis, est l’autre pôle de la réflexion de l’auteur qui met en garde, avec justesse, contre la tentation d’en faire « comme l’Union soviétique naguère, un adversaire utile qui évite au monde occidental de regarder en lui-même ». Certes, concède-t-il, il ne s’agit de rien moins que d’une « dictature redoutable », mais la tradition chinoise, héritée de Confucius et Mencius, est une clé de compréhension du « particulier », cette « dimension organique de chaque société », par contraste avec l’aspiration à l’« universel » de la tradition occidentale. Si Jean-Marie Guéhenno se défend de tout relativisme, ses références à la « dimension, (au) lien, (à la) conception organique », également employées à propos de la Russie et, in fine, de toutes les communautés humaines, laissent entier le débat sur l’articulation entre le particulier et l’universel.

Et la question s’impose de la qualification d’une dictature exercée par un parti communiste organisé selon les canons du léninisme – un produit de
l’« universalisme occidental » tout de même… – pour « nous aider à comprendre le particulier ». Alors que Confucius, certes réhabilité par le régime, était associé au féodalisme et voué aux oubliettes par un maoïsme dont Xi Jinping se veut l’héritier. Et alors que l’« harmonie » de la société est obtenue par la « manipulation des esprits », c’est-à-dire la propagande, la censure, le contrôle politique et la répression, toutes pratiques éloignées des valeurs de vérité et de liberté qui forment, à juste titre, la boussole de l’auteur pour son incursion dans ce « premier XXIe siècle ».

Pierre Buhler

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