Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2021-2022 de Politique étrangère (n° 4/2021). Stéphane Taillat propose une analyse de l’ouvrage de Mark Corcoral, Cyber-attaques : l’Amérique désigne ses ennemis (L’Harmattan, 2021, 200 pages).

Dans les discours politiques et médiatiques sur les cyberattaques, l’attribution publique – l’imputation officielle de l’opération – reste perçue comme source de dilemme en raison des difficultés techniques de la preuve. On observe pourtant une tendance croissante de certains gouvernements à franchir le pas. Depuis 2014, les États-Unis semblent avoir fait de cette attribution publique la pierre angulaire de leur réponse aux cyberattaques, jusqu’à susciter parfois un mouvement collectif en ce sens, il est vrai dans le cadre de leurs alliances et partenariats stratégiques.

Mark Corcoral s’efforce ici d’élucider cet apparent paradoxe. En s’appuyant sur l’analyse primordiale de Thomas Rid et Benjamin Buchanan en 2015 – qui montre que l’attribution est aussi un processus politique et social –, l’auteur interroge la fonction de l’attribution publique dans la politique étrangère américaine. Dans une approche pluraliste fortement teintée de sociologie compréhensive, l’analyse qu’il fournit de la stratégie déclaratoire américaine et de ses implications normatives permet de mettre en lumière deux logiques à l’œuvre.

D’une part, l’attribution publique sert un objectif de communication, l’influence des États-Unis devant s’exercer pour façonner les normes de comportement. Le dévoilement de l’identité de l’agresseur permet de circonscrire le champ de confrontation du cyberespace pour le conformer aux préférences stratégiques ou géopolitiques américaines. Cette dimension joue tout autant sur la scène internationale que dans l’arène politique et bureaucratique américaine en diminuant l’incertitude qui entoure souvent les cyberattaques.

D’autre part, cette stratégie légitime un ensemble de mesures destinées à répondre à l’attaque mais aussi à dissuader les potentiels agresseurs. En ce sens, l’attribution participe d’une logique de stigmatisation, d’intimidation et de réaction élargie (incluant des sanctions financières et judiciaires ainsi que des actions de perturbation opérationnelle). Sur ce deuxième point, l’auteur souligne les limites de la capacité américaine à contraindre les adversaires et à résoudre l’épineuse question des vulnérabilités des États-Unis dans le domaine numérique.

Appuyées sur de solides références empruntées à de nombreux champs académiques, mais également sur des éléments empiriques, les analyses de l’auteur permettent d’ouvrir la boîte noire des politiques publiques en matière de cybersécurité et de cyberdéfense. En se focalisant sur les significations internationales de l’attribution publique par les États-Unis, Mark Corcoral interroge le paradoxe – et donc les limites – de la posture hégémonique de ces derniers. Il permet également de situer le cyberespace comme théâtre et enjeu dans le champ géopolitique. La réflexion pourrait être prolongée par une analyse des implications sur la stabilité internationale de l’attribution publique et de ce qu’elle légitime.

Cet ouvrage est donc incontournable à la fois pour l’étude de la politique étrangère américaine et pour l’analyse des politiques de cyberdéfense. Sur le premier point, il jette une lumière sur les représentations et les paradoxes de la puissance aux États-Unis. Sur le second, il ouvre la voie à des études comparatives sur la pratique, ou l’abstention, en matière d’attribution publique des cyberattaques.

Stéphane Taillat

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