Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2021-2022 de Politique étrangère (n° 4/2021). Jean-François Daguzan propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Clément Steuer et Stéphane Valter, Le général et le politique. Le rôle des armées en Turquie et en Égypte (L’Harmattan, 2021, 264 pages).

Cet ouvrage collectif vient renforcer un appareil d’études français peu fourni sur la question des armées en politique. Longtemps, l’étude de l’armée d’un pays donné a fait courir le risque de se voir assimilé à son objet d’étude… En revanche, dès les indépendances, les chercheurs anglo-saxons ouvraient des champs de travail considérables pour tenter d’analyser la place, l’influence et l’impact des armées nouvelles en politique, et en tirer les premiers travaux conceptuels. En France, ceux qui se livrèrent à cet exercice furent rares. Mustapha Benchenane pour les armées en Afrique ; l’auteur de ces lignes, sur le Maghreb, Dominique Bangoura également sur l’Afrique, Alain Roussillon pour l’Égypte et l’Algérie, Rémy Leveau, Élizabeth Picard et quelques autres s’essayèrent à ce délicat travail.

Pourtant le besoin était là. Dans de nombreux pays, l’armée avait « envahi » l’État, ou était la faiseuse de roi. Mais cette question épineuse eut longtemps du mal à s’intégrer aux cadres idéologiques conceptuels de la recherche. Pourtant, très vite, dans ces pays l’armée envahit le champ politique jusqu’à le phagocyter, comme en Algérie par exemple.

En Turquie, après Atatürk, l’armée se confondit avec le kémalisme et avec l’économie nationale. En Égypte, le prix à payer pour les leaders successifs fut d’assurer la fidélité de l’armée par un modèle élargi de prébendes assurant un statut privilégié du soldat de base au général. C’est au moment où Moubarak voulut passer à un système héréditaire de pouvoir que l’armée laissa faire la rue, qui le renversa.

Curieusement, ce furent les révolutions démocratiques arabes, réussies ou non, qui relancèrent l’intérêt pour les militaires en politique. Une étude comparative entre la Turquie et l’Égypte est donc particulièrement utile, et ce travail collectif vient à point nommé. D’autant que, dans ces deux pays, la relation politico-militaire est à fronts renversés. D’un côté, au Caire, à l’issue de « l’expérience » démocratique Morsi, l’armée a renforcé son emprise sur le pays via la figure du maréchal-président Al-Sissi. De l’autre, en Turquie, Erdogan et ses proches ont achevé leur mainmise sur l’armée via la purge qui suivit le coup d’État manqué (monté ?) de l’été 2016.

Cet ouvrage, fruit d’un colloque tenu à Prague en 2017, propose plusieurs lectures croisées, à parts égales analyses comparatives ou études spécifiques par pays. Sont ainsi sollicités : Jean Marcou, Aurélien Denizeau, Julien Théron, Richard Yilmaz, Paul Cormier, Nicolas Monceau, Clément Steuer, Victor Salama et enfin Stéphane Valter.

Le livre se clôt sur une analyse comparative de Michel Bozdémir sur la double filiation historique et sociologique des deux armées (toutes deux avatars de feu l’empire ottoman et, chacune à leur manière, « État dans l’État »).

Seul regret, à l’exception de ce dernier chercheur, les auteurs sont avant tout des spécialistes des pays concernés interrogeant la question militaire. L’approfondissement des questions conceptuelles sur le rôle des armées en politique (dans la logique des Anglo-Saxons) est peu traité, sauf succinctement chez Valter.

Au-delà de cette critique limitée, il s’agit là d’un livre fort utile pour appréhender deux réalités politico-stratégiques en mouvement.

Jean-François Daguzan

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