Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2021-2022 de Politique étrangère (n° 4/2021). Denis Bauchard, conseiller Moyen-Orient pour l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Pierre Filiu, Le milieu des mondes. Une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours (Le Seuil, 2021, 384 pages).

Le nouvel ouvrage de Jean-Pierre Filiu, professeur des universités et historien, propose une brillante synthèse historique sur ce « milieu du monde » qu’a été le Moyen-Orient au cours des siècles. Retenant comme point de départ la fondation de l’Empire romain d’Orient en 395, il aborde les grandes périodes omeyyade, abbasside, byzantine, ottomane, et débouche sur la situation la plus immédiate caractérisée, en particulier depuis 2011, par le retour de la Nahda, le mouvement de renaissance arabe né au XIXe siècle, avec des soulèvements démocratiques qui n’en finissent pas de déstabiliser les régimes autocratiques au pouvoir.

L’auteur insiste sur le rôle central du Moyen-Orient. Au carrefour des trois continents que sont l’Asie, l’Afrique et l’Europe, il est « à bien des égards le berceau de l’humanité mais aussi terre de brassage et d’échanges, dans la guerre comme dans la paix ». Son histoire a été et reste tragique : cette région est une « terre de sang », hier comme aujourd’hui. L’auteur entend cependant se garder de toute « inclination à la sanctification », même si cette région a vu se fonder les trois religions monothéistes, au profit d’une approche soulignant une histoire politique mettant l’accent sur « le processus de constitution des pouvoirs et de leurs espaces de domination ».

L’intérêt, voire la fascination, de l’Europe pour cette région ne date pas d’hier, mais c’est au XIXe siècle qu’ils ont été en quelque sorte conceptualisés aussi bien par le Royaume-Uni que par la France ou la Russie. C’est l’amiral américain Alfred Mahan qui crée le mot Middle East, région se situant à la croisée du canal de Suez et de la route des Indes, qu’il estime être la clé de l’hégémonie mondiale. La découverte du pétrole en Perse en 1908 en a fait le point de rencontre et d’affrontement de tous les impérialismes, y compris américain, bien que plus tardivement.

L’auteur met bien en valeur « le mythe d’un Moyen-Orient gérable depuis l’extérieur ». Toutes les grandes puissances se sont essayées à cette mise en tutelle, avec beaucoup de déboires. Dans les années récentes, les États-Unis ont largement contribué au chaos actuel. Les trois décennies de domination américaine « se soldent sous nos yeux par un désengagement où la confusion le dispute à l’humiliation ». La leçon va-t‑elle être tirée de cette expérience par la Russie qui fait un retour en force, et la Chine dont la présence économique se double d’une volonté d’affirmation de la Route de la Soie ? Cette évolution sera intéressante à suivre.

L’Europe voit dans le Moyen-Orient une menace pour sa sécurité et s’inquiète de la politique agressive, voire aventuriste, des puissances régionales que sont la Turquie, l’Iran et l’Arabie Saoudite. Elle a la tentation de s’appuyer sur des régimes autocratiques dans l’espoir vain qu’ils réussissent à assurer la stabilité de cet espace stratégique en pleine mutation. Jean-Pierre Filiu, pour sa part, pense que la seule solution viable est que les peuples puissent se réapproprier « avec le récit de leur propre histoire le droit de définir leur destin », en clair que la démocratie puisse enfin prévaloir sur les autocraties. On ne peut que le souhaiter avec l’auteur, mais le chemin sera sans doute long et difficile.

Denis Bauchard

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