Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2021-2022 de Politique étrangère (n° 4/2021). Michel Duclos propose une analyse de l’ouvrage de Hamit Bozarslan, L’anti-démocratie au XXIe siècle. Iran, Russie, Turquie (CNRS Éditions, 2021, 288 pages).
C’est sous l’angle des relations d’État à État, et de l’impact sur la géopolitique du triangle qu’ils forment, que le trio Iran/Russie/Turquie est en général étudié. Hamit Bozarslan traite le sujet par un tout autre biais, celui de la comparaison entre trois régimes, aux origines très différentes mais dont la dynamique interne comporte de troublantes similitudes.
Son livre met en lumière une scène primitive des années 1970 à 1990, qui dans les trois pays est marquée par une certaine ouverture démocratique et libérale. La sortie radicale du modèle démocratique s’accompagne, dans les trois pays, d’une lecture ultra-conservatrice d’une histoire mutilée. Une nation malheureuse, amputée dans son territoire et s’appuyant sur une mystique religieuse est appelée à trouver en elle-même, mais surtout dans une image mythifiée d’elle-même, les ressources d’une révolte contre l’ordre occidental établi. D’autres phénomènes se retrouvent dans les trois pays, à des degrés divers et sous des formes variables, tels que le maintien d’une façade démocratique, la domination d’élites kleptocratiques, le recours à un appareil sécuritaire parallèle, un discours paranoïaque axé sur une réalité alternative, et bien sûr l’identification du destin national à un homme providentiel.
Pour Hamit Bozarslan, la nature profonde de ces trois régimes est difficile à saisir, comme c’était le cas pour les régimes totalitaires entre les deux guerres mondiales. Ils sont, pour notre auteur, l’anti-démocratie au xxie siècle, comme les totalitarismes constituaient au xxe siécle l’alternative à la démocratie. La grande force de la démonstration – savante voire parfois érudite – d’Hamit Bozarslan réside dans ce qu’elle ne résulte ni d’une analyse purement idéologique, ni d’une vision « civilisationnelle » du type de celle rendue célèbre par Samuel Huntington. Il n’y a évidemment pas une « civilisation » irano-russo-turque, non plus qu’une idéologie commune aux trois cas étudiés. Pourtant, à partir de ressorts historiques, culturels, politiques distincts, les trois régimes se rejoignent dans un ethos anti-occidental qui se renforce au fil des années.
On objectera bien sûr : la Chine n’est-elle pas le vrai leader du mouvement anti-démocratique ? En termes géopolitiques sans doute, mais l’étude d’Hamit Bozarslan fait apparaître combien dans le cas des régimes du Guide, de Vladimir Poutine et de Recep Tayyip Erdogan, nous avons affaire à des ennemis intimes de la démocratie – presque des ennemis de l’intérieur, puisqu’ils ne répudient pas officiellement les principes du système politique qu’ils combattent. N’y a-t‑il pas d’autres régimes dans ce cas, ou d’autres aspirants à une sorte de contre-révolution démocratique, dans les rangs par exemple des populistes en vogue depuis quelques années (Orbàn, Bolsonaro, Modi, etc.) ? On peut en débattre, mais il est vrai que chacun des trois régimes étudiés par Hamit Bozarslan représente un défi systémique à la démocratie libérale, venant de pays qui ont un poids géopolitique et un substrat historique incontestables. Outre qu’il offre une mine d’informations précises, ce livre invite le lecteur à revoir en profondeur la dialectique de la démocratie et de l’anti-démocratie en notre siècle.
Michel Duclos
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