Compte tenu de l’actualité, nous vous offrons à lire en avant-première cette recension, par Anne de Tinguy, de l’ouvrage d‘Alexandra Goujon, L’Ukraine : de l’indépendance à la guerre (Le Cavalier bleu, 2021, 176 pages). Cette recension sera publiée dans le numéro de printemps 2022 de Politique étrangère (n° 1/2022) qui paraîtra le 8 mars prochain.
Alexandra Goujon consacre son dernier ouvrage aux nombreuses « idées reçues » qui circulent sur l’Ukraine. L’ouvrage met en évidence l’instrumentalisation politique de « narratifs » répandus pour la plupart par la Russie, puis repris par des médias et des responsables politiques occidentaux.
L’histoire de l’Ukraine est la première concernée. Elle s’inscrit traditionnellement dans une historiographie développée en Russie et largement relayée en Occident, qui a eu pour effet de « discréditer la spécificité de l’identité ukrainienne » et d’imposer l’idée que ce pays
est une simple variante régionale de la nation russe. S’appuyant sur des historiens qui font autorité (dont Andreas Kappeler), Alexandra Goujon montre ainsi que l’expression « Kiev, mère des villes russes », utilisée en Russie pour établir une continuité historique entre la Rous de Kiev (IXe siècle), la principauté de Moscou (XIIe siècle) et l’État russe contemporain, « s’apparente à un abus de langage, l’homophonie entre Rous et Russe (participant) à la confusion ». Déclarer que « l’Ukraine n’existe pas en tant qu’État avant 1991 » – elle « n’est même pas un État », aurait affirmé Vladimir Poutine à George Bush en 2008 – est tout aussi tendancieux.
La société, la vie politique de l’Ukraine et sa place dans le monde sont l’objet
de nombreux autres stéréotypes et contrevérités. Marteler que « l’Ukraine
est profondément divisée » est un moyen de mettre en évidence les vulnérabilités et la fragilité de l’État ukrainien. Assurer, contre toute évidence, que « les russophones sont menacés », que le conflit dans le Donbass est « une guerre civile », alors que l’implication russe est avérée, que « la Crimée a toujours été russe » (alors qu’elle ne l’est que depuis 1783, qu’elle a été rattachée à l’Ukraine de 1954 à 2014, et que les Russes n’y sont devenus majoritaires que suite à la déportation des Tatars en 1944), vise à justifier son annexion et l’intervention dans le Donbass, tout en suggérant l’incapacité de Kiev à résoudre le conflit. Prétendre que Maïdan est « un coup d’État fasciste soutenu par l’Occident » vise à discréditer cette révolte et le changement de pouvoir qui en découle, et à rejeter l’idée d’un mouvement populaire spontané.
Au fil des pages, l’ouvrage révèle une Ukraine aux multiples vulnérabilités,
peinant à avancer sur la voie des réformes. Le pays dispose pourtant aussi de nombreux atouts et se transforme. Les révolutions orange (2004) et de la dignité (2013-2014) témoignent d’une soif de liberté et d’émancipation,
d’une forte volonté de rupture avec un système politique corrompu. Elles révèlent l’étonnante capacité de mobilisation d’une société civile vigilante et dynamique, ainsi qu’un engagement civique qui peut être observé dans de nombreux secteurs. La démocratisation est certes imparfaite mais elle progresse, en contraste avec les régimes autoritaires russe et biélorusse.
Et, progressivement, le pays s’ancre au monde euroatlantique.
Le livre d’Alexandra Goujon confirme que l’historiographie et la désinformation constituent des éléments essentiels des relations internationales. La politique russe a longtemps obéré la compréhension de l’identité de l’Ukraine, d’où le peu d’intérêt porté à cet État jusqu’à une date récente. Mais au lieu d’anéantir le sentiment d’identification nationale et la volonté d’indépendance des Ukrainiens, elle les a renforcés.
Anne de Tinguy
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