Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2021-2022 de Politique étrangère (n° 4/2021). Jean-Loup Samaan propose une analyse de l’ouvrage d’Elbridge A. Colby, The Strategy of Denial: American Defense in an Age of Great Power Conflict (Yale University Press, 2021, 384 pages).
Le livre d’Elbridge Colby propose un cadre théorique permettant de définir la future politique de défense américaine. Il part de l’hypothèse selon laquelle celle-ci sera fonction de la compétition entre les États-Unis et la Chine, et soutient que Washington doit mettre en place une « coalition anti-hégémonique » s’appuyant sur ses alliés régionaux (l’Australie, le Japon et la Corée du sud). L’armée américaine aurait alors pour vocation de conduire une stratégie dite de « déni », qui consiste plus spécifiquement à prévenir une invasion de Taïwan par les forces armées chinoises.
L’ouvrage se veut à la fois prospectif et prescriptif. Le lecteur pourra tout d’abord apprécier l’effort de théorisation dont fait preuve Colby. Le manuscrit explore les hypothèses d’affrontement et d’escalade entre Washington et Pékin dans le détroit de Taïwan, et l’auteur n’hésite pas à aller loin dans la réflexion in abstracto sur la montée aux extrêmes et la guerre sous le seuil nucléaire. Dans ses meilleurs passages, le livre peut rappeler l’âge d’or de la littérature stratégique américaine, celui des années 1950-1960, lorsque Herman Kahn et Albert Wohlstetter imaginaient l’inimaginable. Ne rechignant pas à discuter les hypothèses les plus originales, Colby discute par exemple de friendly proliferation – si Washington aidait Tokyo et Séoul à se munir de l’arme nucléaire.
On peut néanmoins rester sur sa faim devant un essai qui demeure un exercice heuristique qui, non seulement ne se frotte pas au débat académique autour de la rivalité sino-américaine, mais ne s’aventure pas non plus au plan des politiques de défense. Aucune recommandation concrète ne ressort de l’exposé de Colby, si ce n’est d’accroître les moyens de l’armée américaine pour contenir la montée en puissance de la Chine.
C’est aussi là peut-être la limite de l’ouvrage : son sino-centrisme réduit toutes les autres problématiques stratégiques contemporaines (Russie, terrorisme, Iran) à des sujets anecdotiques qui ne devraient pas ou peu alimenter les réflexions sur le format des armées américaines. De même, la vision des alliances et des partenariats américains, que ce soit en Asie ou en Europe, est trop superficielle pour rendre compte des enjeux autour de l’architecture de sécurité indopacifique et de l’ambivalence avec laquelle un certain nombre de pays perçoivent un tel discours américain.
Le texte est souvent très stimulant dans son exploration des possibles conflits futurs, mais il repose sur des présupposés assez communs quant à la vocation des États-Unis, le bien-fondé d’une coalition consistant à contrecarrer « l’hégémonie », bien évidemment chinoise. Il n’échappe donc pas à l’effet de mode : voici 15 ans, l’intellectuel néoconservateur Norman Podhoretz prédisait dans un essai polémique l’émergence de la « Quatrième Guerre mondiale » contre les forces islamistes. Il affirmait alors, avec la même ténacité que Colby, que ce combat serait structurant pour le futur des États-Unis. Le livre de Podhoretz a logiquement mal vieilli et on peut se demander avec le recul si un tel sort n’attend pas celui d’Elbridge Colby. The Strategy of Denial est donc peut-être, et surtout, un instantané, particulièrement instructif pour un public européen, sur les visions américaines contemporaines de la Chine.
Jean-Loup Samaan
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