Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro de printemps 2022 de Politique étrangère (n° 1/2022) – disponible en librairie prochainement – que vous avez choisi d'(é)lire : « Éthiopie : dynamiques de la guerre civile », écrit par Sonia Le Gouriellec, maîtresse de conférences à l’université catholique de Lille.

La guerre civile éthiopienne est entrée en novembre 2021 dans sa deuxième année. Le conflit qui oppose le pouvoir central à l’insurrection du gouvernement régional du Tigré, dirigé par le Front de libération du peuple tigréen (TPLF), s’est étendu et fait désormais craindre l’implosion du pays. Le géant de la Corne de l’Afrique, avec ses 110 millions d’habitants, inquiète. Pourtant, voici quelques années encore, les observateurs évoquaient le
« miracle éthiopien ». Au cœur du dispositif des Nouvelles routes de la soie lancé par la Chine, l’Éthiopie était devenue un territoire où les entreprises chinoises et européennes se délocalisaient en grand nombre, afin de bénéficier d’une main-d’œuvre moins coûteuse et d’avantages fiscaux. Des taux de croissance affichés à deux chiffres en faisaient alors un modèle pour le reste du continent. Un modèle qui s’effondra en 2020 avec l’éclatement de la guerre civile. Des dizaines de milliers de combattants périrent alors sur les champs de bataille, des milliers de civils furent massacrés ou violés et la famine fit son apparition. La confrontation entre le Premier ministre Abiy Ahmed et l’État du Tigré aura de profondes implications nationales et régionales. Elle est susceptible de redéfinir la structure, le caractère et l’identité même de l’État éthiopien.

Comment en est-on arrivé là ? Autour de quelles oppositions idéologiques cette guerre civile s’articule-t‑elle, et pourquoi les belligérants n’ont-ils pu trancher leur différend par le dialogue ? La victoire militaire du pouvoir central ne préjuge en aucun cas de la stabilité à venir du pays. L’embrasement n’est jamais loin, et les anciens alliés pourraient se transformer en nouveaux ennemis.

L’un des principaux moteurs de la confrontation :
le « fédéralisme ethnique »

L’idéologie paraît être l’un des principaux moteurs de la confrontation entre le Premier ministre et le TPLF. Pendant près de trente ans, ce parti a dominé la coalition au pouvoir : le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), coalition multiethnique composée de quatre partis. Il a bâti le « fédéralisme ethnique » bien avant qu’Abiy Ahmed ne devînt chef du gouvernement en 2018. Dans ses discours, ce dernier évoque régulièrement la grandeur de l’Éthiopie et il aime se présenter comme une sorte de messie, qui aurait pour mission de sauver son pays de ce qu’il considère comme un danger imminent : l’ordre fédéral multinational. Il considère en effet la reconnaissance constitutionnelle de l’ethnicité – telle qu’énoncée dans la Constitution de 1994 – et l’ethno-nationalisme qui en est issu comme un risque pour l’unité et la stabilité du pays. Il rejette en particulier les références marxistes-léninistes qui sous-tendent les fondements idéologiques de l’arrangement constitutionnel actuel, de même qu’il cherche à repousser les diverses forces ethno-nationalistes – dont le TPLF – inspirées par une analyse marxiste de la question nationale.

Lorsque le TPLF et ses alliés ont vaincu la junte militaire du Derg (1974-1991) et pris le pouvoir, leur objectif était à la fois de gouverner le pays et de réinventer un État multinational, où la souveraineté reposerait sur les différentes nationalités composant la société éthiopienne. La question a été tranchée au début des années 1990, avec une nouvelle Constitution qui instaurait un État fédéral ethnique dont les Tigréens étaient les initiateurs. Cette constitution résultait donc directement d’une politique de « démocratie ethnique », menée par le gouvernement en place. Elle reflétait également le contexte de l’époque et constituait une réponse à la politique du Derg. Ainsi, l’alinéa 5 de l’article 39 de la Constitution de 1994 ne parle-t‑il pas d’« ethnies » mais de « nations, nationalités et peuples ». Une formule influencée par la pensée soviétique qui, à l’époque, était bien présente chez les cadres de l’EPRDF. Le modèle puisait son inspiration dans la théorie

des nationalités de Joseph Staline, développée alors qu’il était commissaire du peuple aux nationalités. La Constitution autorisait également les « nations et nationalités » à se gouverner par elles-mêmes : en 2019, les Sidama ont usé de ce droit et voté pour devenir le dixième État de la fédération. Le TPLF a donc un héritage à défendre et s’oppose catégoriquement au programme centralisateur d’Abiy Ahmed, que l’on pourrait résumer par le slogan Make Ethiopia great again… D’un point de vue organisationnel, il s’agit d’un parti politique marxiste-léniniste qui a évolué en entité autoritaire et néo-patrimoniale. Le parti a en effet été contraint de céder le pouvoir après les contestations populaires de 2014, menées principalement par les membres de l’ethnie Oromo, rejoints un temps par les Amhara. Les troubles ont éclaté en raison de la décision du gouvernement central de traiter lui-même des questions agraires, la terre étant propriété de l’État en Éthiopie. Ainsi, en mai 2014, l’administration de la capitale Addis-Abeba a annoncé un plan d’expansion urbaine (master plan) qui avait pour projet d’intégrer plusieurs municipalités voisines, et donc d’empiéter sur la région Oromo. Les mobilisations se sont alors rapidement étendues, provoquant des milliers d’arrestations et des centaines de morts.

Les contestations ne portaient pas seulement sur le modèle économique lui-même ni sur la forme de l’État (fédéralisme ethnique), mais sur l’absence d’alternance et sur le glissement du régime vers l’autoritarisme. De plus, l’Éthiopie connaissait alors une véritable expansion économique mais les fruits de la croissance étaient mal partagés. Les droits de l’homme n’étaient guère respectés et les gouvernements régionaux étaient peu démocratiques.

C’est dans ce contexte qu’en 2018 Abiy Ahmed est désigné pour devenir Premier ministre par l’aile oromo (Organisation démocratique des peuples oromo) de l’EPRDF. On lui confie alors un mandat spécifique et limité, consistant à conduire le pays vers la démocratie tout en construisant un consensus national et en élargissant l’espace politique. Il libère alors un certain nombre de prisonniers politiques et cherche à rappeler ceux qui étaient exilés. À cette période, le monde se réjouit du rapprochement entre l’Éthiopie et l’Érythrée, qui valut au Premier ministre éthiopien le prix Nobel de la paix. Peu nombreux furent les observateurs qui s’inquiétèrent de la mise à l’écart du processus des Tigréens, alors même que le conflit entre les deux pays s’était justement déroulé à leur frontière – c’est-à-dire en territoire tigréen – à la fin des années 1990. La transition s’est donc trouvée rapidement confrontée à de nombreuses difficultés. Une vieille opposition idéologique s’est réveillée sur la forme même de l’État éthiopien et sur le partage des prérogatives entre les régions et le pouvoir central. Ce désaccord récurrent a pris un tournant dangereux lorsque le Premier ministre a entrepris de dissoudre l’EPRDF pour créer en 2019 un autre parti, le Parti de la prospérité (PP) – entité unitaire sans représentation formelle et institutionnalisée des groupes ethniques.

L’EPRDF représentait les plus grandes régions ethno-nationales du pays. La structure organisationnelle de cette coalition reflétait l’architecture constitutionnelle de la fédération éthiopienne. En dépit de ses pratiques autoritaires, les structures normatives et institutionnelles de l’EPRDF étaient largement acceptées par les principaux groupes ethniques. En revanche, les Tigréens ont refusé d’intégrer le nouveau Parti de la prospérité et les quelques membres restés au sein du cabinet du Premier ministre ont finalement été écartés. La création du PP a donc été à l’origine une rupture idéologique radicale avec le projet constitutionnel de 1994, et a marqué la détermination d’Abiy Ahmed à imposer sa vision, et ce par tous les moyens à sa disposition.

Ces transformations ont suscité l’opposition des Tigréens mais aussi de l’électorat oromo du Premier ministre, et d’une grande partie de la population du Sud. Le PP est très vite apparu comme une construction ne reflétant pas les clivages politiques éthiopiens, ni les divers modes d’organisation et de mobilisation. Il ne laissait pas leur place aux politiques d’autodétermination ni aux demandes de reconnaissance ethnoculturelle qui sont aujourd’hui au cœur du conflit. Aussi complexes qu’aient été ces arrangements, ils étaient inscrits dans la Constitution pour corriger les asymétries structurelles du pouvoir qui prévalaient, et pour donner à l’Éthiopie une chance de survivre en tant qu’État souverain et uni.

Abiy Ahmed a voulu mettre un terme à cette organisation fédérale multinationale, mais il savait que ce système était populaire auprès de plusieurs populations du Sud, notamment au sein des Oromo, qui représentent près de 40 % des habitants du pays. La création du PP n’était pas seulement motivée par le désir du Premier ministre de créer une nouvelle entité politique qui lui fût entièrement soumise ; il lui fallait disposer d’une nouvelle organisation politique, dotée d’une base idéologique post-ethnique, afin de mener à bien son objectif. Pour l’atteindre, le chef du gouvernement devait affaiblir deux des plus puissants obstacles à son programme : le TPLF et l’opposition oromo.

Le dialogue politique a ensuite été rompu lorsque les dirigeants du TPLF ont voulu défier le pouvoir fédéral en organisant leurs propres élections régionales, tout en avertissant qu’ils ne reconnaîtraient pas le gouvernement fédéral d’Abiy Ahmed à l’expiration de son mandat le 5 octobre 2020. Ce scrutin a eu lieu en septembre 2020, alors que le pouvoir central avait reporté les élections nationales en invoquant la crise sanitaire. L’administration centrale déclara donc anticonstitutionnelles les élections régionales. Le TPLF avait cependant pu montrer qu’il pouvait organiser un scrutin et le remporter largement. Abiy Ahmed riposta en déclarant illégitime le gouvernement régional du Tigré, en démonétisant ses billets de banque et en suspendant les subventions fédérales à la région. Des décisions immédiatement considérées par le TPLF comme une déclaration de guerre.

Une lutte pour la victoire totale

Le 4 novembre 2020, les forces armées du Tigré attaquèrent une base militaire fédérale dans leur région. Dans un premier temps, elles nièrent toute responsabilité, puis présentèrent cette offensive comme une attaque préventive : elles estimaient qu’elles allaient elles-mêmes être prises à partie par les troupes fédérales en mouvement dans la région ou qui stationnaient à la frontière depuis quelques semaines. Le gouvernement fédéral répondit à cette attaque en qualifiant son intervention d’opération de « maintien de l’ordre » lancée contre la « clique » du TPLF, ou encore d’opération pour « renforcer les règles de droit à l’intérieur de l’État du Tigré » et « rétablir l’ordre constitutionnel, la liberté, l’unité et la démocratie ». Cet événement fut l’étincelle qui fit éclater une guerre couvant depuis quelques mois. Officiellement, le conflit dura à peine un mois et s’acheva par la prise de la capitale régionale, Mekele, le 28 novembre 2020. À cette date, le conflit s’est transformé, prenant un autre tour. Les rebelles du TPLF se sont organisés en guérilla afin de combattre ce qu’ils ont appelé une « invasion ». Les Forces de défense du Tigré (TDF) réuniraient 250 000 miliciens et forces spéciales. Elles peuvent également compter sur le soutien des réfugiés du Tigré qui ont fui vers le Soudan et sur celui d’une large diaspora, en Europe et en Amérique du Nord. Les responsables des TDF ont redéfini leur stratégie et recruté des milliers de volontaires. De mars à novembre, leur contre-offensive face aux forces éthiopiennes et érythréennes a connu un succès remarquable. Ce qui n’était au départ qu’un petit groupe d’insurgés s’est transformé en une véritable armée conventionnelle en lutte contre deux des plus grandes nations militaires d’Afrique : l’Éthiopie et l’Érythrée. Les TDF sont soutenues par l’Armée de libération oromo (OLA), groupe armé qui cherche à obtenir l’autodétermination du peuple oromo, lui aussi désigné comme organisation terroriste par le gouvernement éthiopien. Les deux entités ont annoncé la formation d’une alliance pour combattre le gouvernement éthiopien. En d’autres termes, les forces « ethno-fédéralistes » ont réussi à former un front commun pour combattre le régime d’Abiy Ahmed et sa vision unioniste. […]


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