Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2022 de Politique étrangère (n° 1/2022). Laurent Bansept, collaborateur au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage d’Adam Baczko, La guerre par le droit (CNRS Éditions, 2021, 384 pages).

La parution de La guerre par le droit, à la rentrée 2021, a coïncidé avec la chute de Kaboul, qui a ramené l’Afghanistan au cœur de l’actualité. Alors que l’effondrement militaire, la panique dans la capitale et les images de l’évacuation américaine sonnaient comme un terrifiant écho à la chute de Saïgon en 1975, cet ouvrage pose une hypothèse dérangeante : les talibans auraient-ils gagné cette guerre par le droit ?

Dérangeante d’abord car ce mouvement s’est surtout distingué par sa sauvagerie dès les années 1990. Et l’image de « talibans 2.0 » qui se seraient assagis avec le temps est évidemment infirmée par les faits.

Dérangeante, car il faut dire que les atteintes régulières au jus in bello, autant que la corruption institutionnalisée, ont éloigné l’intervention engagée par George W. Bush « au nom du droit » des critères de la guerre juste, tels qu’actualisés par Michael Walzer.

Dérangeante enfin car elle démontre la croissante instrumentalisation du droit par toutes les parties en situation de conflit.

Le premier mérite de ce livre, issu de la thèse de doctorat de l’auteur, est de se fonder sur une longue pratique du terrain afghan selon la méthodologie de l’observateur participant, que le principe de précaution a rendu trop rare en zone de guerre. Loin d’être exempte de biais cognitifs, elle reste pourtant indispensable à une analyse exhaustive des conflits, face aux idées reçues qui germent loin du champ de bataille.

L’ouvrage s’attache à démontrer à quel point 40 ans de guerre ont pu bouleverser le fonctionnement traditionnel de la justice en Afghanistan, polarisé sur les questions de propriété terrienne et de droit familial. Le désordre produit par la violence s’y est amplifié par l’anarchie créée par la seule application de la loi du plus fort – en l’espèce celle des chefs de guerre, qui ont détruit le fonctionnement de la coutume.

Et paradoxalement l’intervention des Occidentaux, prônant l’état de droit, a échoué à (r)établir un ordre juste en accumulant les erreurs d’appréciation sur les réalités afghanes, en plaquant une vision souvent fantasmée de la tradition locale et en accompagnant l’émergence d’une gouvernance totalement corrompue.

Dans ce contexte, les talibans ont été crédités du mérite de ramener un ordre social, certes injuste, mais fonctionnel et cohérent. Leur intransigeance a visé à mettre fin à la fitna, sorte de version islamique de « la guerre de tous contre tous » de Hobbes, et péché suprême pour les écoles les plus traditionalistes.

Cette mise en lumière de l’instrumentalisation du droit dans la guerre apporte une clé de lecture majeure des conflits armés modernes. Pour cela, dépassant la question des enjeux – multiples et parfois circonstanciels – du conflit afghan, Adam Baczko démontre magistralement comment l’appropriation du droit par chaque partie au conflit caractérise ce que Carl Schmitt nomme les « guerres civiles internationales ». Paradoxe ? Sans doute si l’on s’en tient à la seule théorie classique. Mais réalité, tant il apparaît que le droit n’est plus, en guerre civile, le monopole de l’État, mais également une arme dans la main de l’insurgé.

Laurent Bansept

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