Auteur de l’article « Syrie : un conflit gelé en trompe-l’oeil » paru dans le numéro d’été 2022 de Politique étrangère (2/2022)Fabrice Balanche, maître de conférences en géographie à l’université Lyon 2, répond à trois questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

1-Peut-on dire que la guerre en Syrie est devenue un conflit gelé ?

Oui, actuellement, nous sommes dans un conflit gelé car les grandes offensives sont terminées depuis avril 2020, date de la dernière avancée de l’armée syrienne à Idleb. Les belligérants campent sur leurs positions respectives, qu’il s’agisse des acteurs internationaux (Russie, États-Unis, Turquie, Iran et Israël) ou des acteurs locaux (régime syrien, Forces démocratiques syriennes [FDS], le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Sham et autres milices rebelles). Le seul qui ne respecte pas ce modus vivendi c’est Daech, qui est retourné dans la clandestinité après la chute de son dernier fief territorial, Baghouz en mars 2019. L’organisation terroriste a recruté une nouvelle génération de combattants, qui multiplient les attaques contre les FDS et l’armée syrienne. En janvier 2022, Daech a lancé une attaque d’envergure contre la prison de Hassaké, où se trouvent des centaines de combattants prisonniers.

Dans le reste de la Syrie, nous avons toujours des échanges de tirs sur les lignes de front et des opérations internes aux différentes zones. Ainsi, à Deraa, l’armée syrienne a repris des quartiers tenus par les ex-rebelles durant l’été 2021 sur le même mode opératoire que lors de la reprise d’Alep ou de la Ghouta. Enfin, il faut ajouter aux conflits intérieurs, les raids de l’aviation israélienne sur les positions iraniennes et du Hezbollah en Syrie. Mais globalement la Syrie connaît depuis plus de deux ans une paix relative. Il semble que les acteurs internationaux se soient neutralisés et, comme quasiment tous les acteurs locaux leur sont inféodés, un cessez-le-feu s’est de facto imposé sur le pays.

Cependant, il s’agit d’une situation en trompe-l’œil car les buts de guerre des différents acteurs ne sont pas du tout atteints. La Russie et l’Iran veulent que la Syrie retrouve son intégrité territoriale. Les États-Unis s’opposent à l’élargissement du corridor iranien. La Turquie veut une zone de sécurité dans le nord et détruire toute velléité d’autonomie kurde. Quant à Israël, elle estime que sa sécurité est directement menacée par la progression de l’influence iranienne en Syrie. Sur le plan international, nous avons donc tous les éléments pour une reprise du conflit puisqu’aucune conférence de paix sérieuse sur la Syrie n’est programmée.

Le fragile statu quo qui règne depuis deux ans ne permet pas la reconstruction du pays. D’une part, la guerre se poursuit sur le terrain économique notamment, avec les sanctions américaines, le blocus turc vis-à-vis des Kurdes et le véto russe à l’Organisation des Nations unies (ONU) sur l’aide transfrontalière. D’autre part, l’épée de Damoclès qui pèse toujours sur un pays ruiné, par une décennie d’un conflit sanglant et destructeur, n’encourage pas les investisseurs. La situation économique continue de se dégrader alors que nous avons l’impression que la Syrie touche le fond déjà depuis plusieurs années. Désormais, le pain est rationné et fabriqué avec de mauvaises farines de blé, soja et maïs mélangées ; l’électricité n’est fournie que quelques heures par jour ; l’eau domestique est aléatoire pour la majorité de la population et avec la sécheresse la production agricole s’effondre partout dans le pays. Toutes les personnes que j’ai rencontrées au cours de mon dernier voyage dans le pays (janvier 2022) cherchent à émigrer par n’importe quel moyen. La désespérance et la frustration poussent les jeunes dans les bras des extrémistes : les milices pro-iraniennes du côté du régime et bien sûr Daech et Al-Qaïda de l’autre côté du spectre. Le dégel du conflit peut donc venir aussi par le bas.

2-Quels facteurs pourraient relancer la guerre en Syrie ?

Plusieurs facteurs peuvent relancer le conflit en Syrie. Le premier – et peut-être le plus proche – est une offensive turque sur le nord de la Syrie contre les Kurdes. Le président turc veut créer une ceinture de sécurité d’une trentaine de kilomètres d’Idleb à l’Irak en territoire syrien. Il contrôle déjà directement plusieurs morceaux de territoire (voir la carte) et Idleb de façon indirecte via le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Sham. L’objectif est de créer une ceinture arabe et islamiste, une sorte de zone tampon anti-kurde, qui pourrait à terme devenir une « République du Nord-Syrie » sur le modèle nord-chypriote. Recep Tayyip Erdogan veut installer dans les territoires conquis sur les Kurdes une partie des réfugiés internes qui se trouvent à Idleb. Mais ceux qui profitent en priorité de cette épuration ethnique sont les 70 000 combattants de « l’Armée nationale syrienne », créée par la Turquie pour faire le coup de feu contre les Kurdes et intervenir en Libye ou en Arménie. L’affaiblissement, voire la destruction de l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES) provoquerait la reconquête du reste du nord-est par le régime syrien, les Russes et les Iraniens. La déstabilisation profiterait aussi à Daech dont les métastases se diffusent dans tout l’est du pays.

L’échec annoncé des négociations sur le nucléaire iranien est un autre facteur d’instabilité. Durant ces négociations, Iran et États-Unis se ménagent mutuellement. Cependant, la situation risque de changer lorsque les deux parties auront perdu espoir de trouver un accord. L’Iran veut le départ des troupes américaines de Syrie et d’Irak pour achever la construction de son axe Téhéran–Méditerranée. Les milices chiites pourraient entrer en action et harceler les soldats américains. Joe Biden aura alors le choix de les retirer ou de surrenchérir avec des frappes massives sur les sites pro-iraniens. Le départ des troupes américaines serait une très mauvaise nouvelle pour l’AANES, car la Russie, l’Iran et la Turquie combleraient immédiatement la place laissée vacante. Enfin, qu’elle sera la réaction d’Israël si l’Iran s’approche de la construction d’une bombe atomique ? Des frappes israéliennes sur les sites nucléaires iraniens entraîneront immédiatement des représailles iraniennes à partir de la Syrie et du Liban. Les cartes peuvent ainsi très bien être rebattues en Syrie et replonger le pays dans la guerre civile.

N’oublions pas que le pays est à l’épicentre du nouvel arc de crises né à la faveur du retour de la Russie sur la scène mondiale et plus généralement, de la fin de l’hégémonie occidentale sur le monde au profit d’un affrontement entre l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et la nouvelle alliance eurasiatique (Chine, Russie et Iran). Les puissances régionales et les acteurs locaux possèdent leurs propres logiques qui peuvent être sécantes avec celles des puissances internationales ou contrariantes, comme c’est le cas pour la Turquie, membre de l’OTAN mais alignée en Syrie sur la position russo-iranienne. Une crise extérieure ou une modification du rapport de force international peut donc entraîner une reprise des combats en Syrie. Le conflit en Ukraine constitue un parfait exemple.

3-En quoi la guerre en Ukraine peut-elle impacter le dossier syrien ?

En premier lieu, il est clair désormais que la Turquie profite de sa position médiane dans le conflit en Ukraine pour avancer ses pions en Syrie avec le consentement russe et les hésitations américaines. Une nouvelle offensive contre les Kurdes se prépare. Elle pourrait avoir lieu après le sommet de l’OTAN à Madrid (les 28, 29 et 30 juin prochain) si Erdogan n’obtient pas ce qu’il souhaite de ses alliés officiels. Le président turc attend surtout que les États-Unis lèvent les sanctions qui touchent son pays quant à la fourniture d’avions F16 et la participation de la Turquie au programme des avions F35. Mais il ne veut pas céder sur les missiles S400 qu’il a achetés à la Russie en 2021 pour ne pas se mettre à dos Vladimir Poutine. La probabilité que la Turquie attaque l’AANES est donc forte. En fonction de l’ampleur de l’offensive cela pourrait signifier la fin de l’autonomie du nord-est comme nous l’avons souligné précédemment.

Sur le plan diplomatique, la crise en Ukraine nous éloigne d’un règlement politique de la crise syrienne. En mars dernier, la huitième séance du « comité constitutionnel » sur la Syrie, réunissant les représentants du régime, de l’opposition et de la « société civile » s’est achevée sur un échec total. Le régime syrien n’a aucune envie de faire des concessions à l’opposition, il ne discute à Genève que parce que la Russie le pousse à le faire. Désormais, la Russie l’encouragerait plutôt à la fermeté puisqu’elle-même doit se montrer ferme face aux Occidentaux. Cet état de tension n’est donc pas favorable à une déconfliction en Syrie et des négociations sérieuses sur l’avenir du pays. En cas d’extension du conflit ukrainien, la Syrie pourrait devenir un champ de bataille secondaire entre Russes et Américains par milices interposées.

Enfin, la Syrie subit encore plus fortement l’augmentation du prix des matières premières agricoles. Jadis autosuffisante, elle est désormais très dépendante des importations de céréales ukrainiennes et russes. Les prix s’envolent alors que plus de 60 % de la population est en insécurité alimentaire selon l’ONU. Il faudrait augmenter significativement l’aide humanitaire, mais les bailleurs sont fatigués après plus de onze années de guerre. En avril dernier, la conférence pour la Syrie à Bruxelles n’a récolté que 6 milliards d’euros de promesses de dons. Cette somme ne couvre que 50 % des besoins et nous savons que moins de la moitié des promesses de dons seront honorées. Les mois à venir s’annoncent donc très sombres pour les Syriens.

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