Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022). Jean-Luc Racine propose une analyse de l’ouvrage de Sumantra Bose, Kashmir at the Crossroads: Inside a 21st Century Conflict (Yale University Press, 2021, 352 pages).

Avec ce nouvel ouvrage sur le Cachemire, Sumantra Bose, professeur à la London School of Economics, offre un travail de référence. L’histoire du territoire contesté, objet de quatre guerres entre l’Inde et le Pakistan et de tensions entre l’Inde et la Chine, est structurée en quatre mouvements.

« La dispute » porte sur les quarante premières années du conflit. Elle commence en 1947, après la partition de l’Empire des Indes, quand le maharajah du Cachemire signe l’acte d’accession de son État à l’Inde, qui permet à celle-ci de bloquer l’avance des milices du Pakistan, sans récupérer les terres du Nord ni le ruban occidental de l’ancien royaume qui deviendront, pour New Delhi, le « Cachemire occupé par le Pakistan ». Double dispute, entre l’Inde et le Pakistan d’une part, et entre l’Inde et les Cachemiris sous son contrôle. L’article 370 de la Constitution indienne, qui accordait une grande autonomie au Cachemire, étant peu à peu grignoté, et le jeu politique local grandement manipulé par New Delhi, tandis que dans leur bastion du Jammu, des mouvements hindous demandent la pleine intégration à l’Inde.

Puis s’ouvre une deuxième phase, « le carnage » (1990-2004), marquée par une insurrection d’esprit en partie indépendantiste, en partie pro-pakistanaise. Islamabad conduit alors une « guerre par procuration » par le biais de groupes terroristes menant le djihad au Cachemire. La répression est lourde, mais un espoir de dialogue se dessine en 2003-2004 entre Inde et Pakistan. Il tournera court, et une nouvelle génération de jeunes protestataires – les « jeteurs de pierre » – mènera ensuite une manière d’intifada contre les forces indiennes contrôlant le Cachemire.

Ce troisième chapitre se clôt en 2019, quand le gouvernement du Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi, largement réélu, juge pouvoir enfin mener la politique d’intégration voulue de longue date par le parti. L’article 370 est supprimé et une chape de plomb s’étend sur le Cachemire : c’est « l’offensive nationaliste hindoue », qu’analyse le quatrième chapitre. Pour conclure, l’auteur replace cette crise sans fin dans le contexte géopolitique actuel, des positions américaines au contentieux entre Inde et Chine sur la deuxième ligne de contrôle. Cette « ligne de contrôle effectif » sépare le Ladakh indien de l’Aksai Chin chinois, la première ligne séparant, elle, le Cachemire sous administration indienne de celui sous administration pakistanaise, là où passe, au Gilgit-Baltistan, le « corridor économique sino-pakistanais », élément essentiel des Nouvelles routes de la soie de Pékin, que l’Inde dénonce en revendiquant ses droits sur ce territoire perdu depuis 1947.

Dans Kashmir: Roots of Conflict, Paths to Peace (2003), Sumantra Bose esquissait ce que pourrait être une politique transactionnelle, alors que le Premier ministre indien A. B. Vajpayee, du BJP, et le général Musharraf, président du Pakistan, ouvraient un dialogue sur des bases prometteuses. L’expérience se heurta au manque de consensus dans chaque camp. Du moins des principes étaient-ils posés. Nous en sommes loin aujourd’hui. Reste une riche analyse, nourrie d’un travail de terrain engagé depuis 1994, un ouvrage incontournable sur une question qui fit l’objet d’une des toutes premières résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, la 38 de janvier 1948. Deux membres du Conseil s’étaient alors abstenus : l’URSS et la République socialiste soviétique d’Ukraine…

Jean-Luc Racine

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