Suite au sondage réalisé sur ce blog cette semaine, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022) – disponible en librairie le 5 septembre – que vous avez choisi d'(é)lire : « La politique de défense de l’Allemagne : un tournant historique ? », écrit par Hans Stark, professeur de civilisation allemande contemporaine à Sorbonne Université et conseiller pour les relations franco-allemandes à l’Ifri.

Face à l’invasion de l’Ukraine, l’Allemagne a amorcé une mue spectaculaire,
abandonnant sa « culture de la retenue » pour décider d’augmenter substantiellement ses dépenses de défense. Berlin a même renoncé à ses principes en matière d’exportation d’armements dans des pays en guerre, annonçant l’envoi de milliers d’armes antichars et antiaériennes à Kiev, puis de chars et de lance-roquettes multiples.

Ce tournant – les Allemands parlent de Zeitenwende – marque la double fin d’une illusion (prolonger l’Ostpolitik sur fond de partenariat énergétique avec Moscou) et d’un jeu de rôle (se réconcilier avec l’histoire et les Européens comme puissance résolument « civile »). Fondé sur le refus de considérer la force comme un des piliers de toute politique étrangère, le concept de « puissance civile » a fini par miner la force militaire allemande et la contribution de Berlin à l’effort de défense occidental, affaiblissant donc fortement la capacité des Européens à se défendre sans le concours des États-Unis. La réduction des dépenses de défense allemandes avait été drastique : d’environ 60 milliards de dollars en 1990 à près de 45 milliards de dollars en 2010, soit 1,2 % du produit intérieur brut (PIB).

À la veille de l’intervention russe, l’Allemagne s’était certes déclarée « totalement solidaire » de l’Ukraine. Mais, dans la pratique, les dirigeants allemands insistaient surtout sur ce qu’ils ne feraient pas si une agression russe – impensable – se concrétisait. La ministre de la Défense Christine Lambrecht mettait en garde contre tout lien entre Nord Stream 2 et les « différends avec Moscou sur l’Ukraine ». Le secrétaire général du Parti social-démocrate (SPD) Kevin Kühnert rejetait toute idée de renonciation à Nord Stream 2. Le chef de l’opposition chrétienne-démocrate (CDU) Friedrich Merz plaidait contre l’exclusion de la Russie des systèmes de paiement internationaux SWIFT. Son homologue de l’Union chrétienne-sociale en Bavière (CSU) Markus Söder croyait bon d’affirmer encore en janvier que Poutine n’était pas un ennemi de l’Europe. La ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock rejetait les appels à livrer des armes allemandes à l’Ukraine : « la position restrictive de l’Allemagne est bien connue et ancrée dans l’histoire ». Berlin continuait d’ailleurs à bloquer l’exportation d’armes de fabrication allemande par des pays tiers (comme l’Estonie) vers l’Ukraine, qu’elle entendait toutefois soutenir par l’envoi de… 5 000 casques ainsi que d’un hôpital militaire. Fin janvier 2022 cependant, Emily Haber, ambassadrice à Washington, commence un message confidentiel au ministère des Affaires étrangères par un laconique « Berlin, nous avons un problème », avant de décrire en détail à quel point l’Allemagne s’est discréditée aux États-Unis (de Biden), comme « partenaire peu fiable », du fait de son positionnement dans la crise ukrainienne.

« Nous nous sommes réveillés aujourd’hui dans un autre monde »,
constate le 27 février devant le Bundestag Annalena Baerbock. Elle avait,
trois jours plus tôt, qualifié les trois mois de discussions avec Poutine
et Lavrov qui avaient précédé l’attaque de « mois de mensonges et de menaces », considérant que l’action russe constituait une « rupture avec
les règles élémentaires de l’ordre international ». Resté relativement inaudible les semaines précédant l’offensive russe, le chancelier Scholz
annonce le 27 février devant le Bundestag la Zeitenwende, tournant historique de la politique de défense et de sécurité. Il qualifie l’intervention
russe de « guerre d’agression », parle de « mépris pour l’humanité »,
annonçant un « changement d’époque ». Il décline alors les mesures
décidées, hier encore inconcevables : arrêt de Nord Stream 2 (annoncé
déjà après la décision russe d’annexer les « républiques populaires » du
Donbass) ; sanctions économiques et financières contre Moscou (y
compris son exclusion partielle du système SWIFT) ; livraisons d’armes à
l’Ukraine ; renforcement significatif des capacités de la Bundeswehr,
notamment par un fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros débloqué
dès 2022 ; et augmentation des dépenses militaires à plus de 2 % du PIB.
Cette dernière mesure représentera, selon les années, de 70 à 80 milliards
d’euros, soit près du double des chiffres d’il y a dix ans, et devrait doter
le pays du budget militaire le plus élevé d’Europe.

Révolution copernicienne certes, et d’autant plus étonnante qu’initiée par un gouvernement de centre-gauche. Force est toutefois de rappeler que l’Allemagne revient de loin et qu’un sous-financement chronique et prolongé de la Bundeswehr a produit des lacunes que la République fédérale mettra longtemps à combler – si elle y parvient. Par ailleurs, ces déficits capacitaires ne sont pas dus aux seules coupes budgétaires, mais aussi à des défaillances organisationnelles. La simple augmentation des dépenses de défense ne permettra pas d’améliorer significativement l’état de la Bundeswehr. Enfin, on peut légitimement s’interroger sur l’impact politique de ce tournant, au niveau interne autant qu’à l’échelle internationale. […]

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