Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Tiziano Terzani, Bonne nuit, Monsieur Lénine (Éditions Intervalles, 2022, 336 pages).

Pourquoi lire, trente ans après, un livre de voyage dans les derniers jours de l’Union soviétique ? Le journaliste voyageur Tiziano Terzani entreprend, au moment du putsch anti-Gorbatchev d’août 1991, de descendre le fleuve Amour, puis de rejoindre Moscou à travers l’Asie centrale et le Caucase. Avec les moyens du bord : taxis sauvages, billets négociés, avions en sursis, hôtels décadents même par rapport au douteux confort soviétique, avec l’appui de fugitives amitiés locales – un voyage partout scandé des chutes des statues de Lénine.

Il faut lire ce livre parce qu’il décrit un pays-monstre disparu avec un talent qui joint à l’acuité du regard une certaine tendresse retenue. Sous la description – qui, elle, peut être quasi uniforme – de l’éloignement du « centre », de la misère, de la saleté, de l’inefficacité, et pire de l’indifférence au « politique » réservé à Moscou, s’affirme la question toujours ouverte : comment avons-nous pu avoir une telle peur de ce pays, où le communisme des bons sentiments a généré une telle impuissance ?

Cette question de l’écart entre notre perception globalisée et la réalité hachée – et sur le terrain émiettée – de cet immense pays demeure sans nul doute un obstacle majeur à la compréhension de la Russie – même aujourd’hui réduite par l’éclatement de l’URSS. Sur des réalités extrêmement hétérogènes se sont, au fil des siècles, plaquées les logiques d’empire – la dernière étant celle de l’empire russo-communiste, avec une russification et une modernisation forcées qui, en 1991, craquent dès que Moscou paraît chanceler.

La lente descente de l’Amour est fort instructive sur les relations, inexistantes voire hostiles, qu’y entretiennent alors une Russie et une Chine qui se jurent aujourd’hui amitié éternelle. Mais l’essentiel du voyage s’étend dans les républiques musulmanes de l’URSS. Revendications d’indépendance presque toujours vécues comme retour à des passés mythifiés, réaffirmation de l’islam, manœuvres des bureaucrates communistes pour rester au pouvoir après la dissolution du Parti communiste, marginalité des « démocrates », pauvreté omniprésente du fait des ravages de la division du travail soviétique, détestation rampante ou assumée des Russes, retour des contestations territoriales que la chape de l’empire avait relativisées : tous les éléments de l’histoire d’aujourd’hui sont là, vécus dans les quelques jours d’une incertitude née à Moscou, et dont nul ou presque ne pense alors rationnellement, « à l’occidentale », les prolongements politiques.

La Russie d’Europe n’est présente que dans les quelques pages finales, avec la saisissante description d’une place Rouge nocturne et d’une dernière visite au Mausolée. Mais l’ensemble du livre constitue une remarquable leçon sur un pays dont les événements d’Ukraine nous rappellent que nous ne le comprenons pas. Volonté d’unité confondue avec logique d’empire, affirmation de puissance jointe à une irrépressible anarchie de base, diversité des cultures à la fois assumée et irrédente : l’auto-intoxication des Occidentaux, qui produit l’auto-intoxication des Russes sur leur propre puissance, vient de la méconnaissance.

L’approche de l’Autre est pourtant le premier pas de la stratégie. Pour la Russie, que nous croyons comprendre à la suite d’un long voisinage mais qui nous stupéfie toujours, le chemin est encore long. En parlant d’un autre pays, le livre de Tiziano Terzani, par ses détours, nous jette au cœur du mystère russe.

Dominique David

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