La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article du numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022)« Guerre d’Ukraine : un modèle coréen ? », écrit par Pierre Grosser, historien et spécialiste des relations internationales.

La guerre en Ukraine renforce les pratiques du pouvoir russe l’instrumentalisation et de manipulation de l’histoire, notamment de la Grande Guerre patriotique, devenue une source majeure de légitimation. À l’Ouest, l’agression russe ravive des analogies historiques déjà surutilisées. Ceux qui appellent à des discussions avec Moscou et à un règlement rapide évoquent le risque d’une escalade tragique, comme en 1914 à cause de dirigeants « somnambules ». Tandis que ceux qui s’alarment d’un retour à un monde de puissances autoritaires expansionnistes insistent sur la nécessité de contrer l’agresseur aux intentions génocidaires, assimilé à Hitler, ce qui n’avait pas été fait dans les années 1930, de ne pas lui faire de concessions dans des négociations (de type « Munich ») et d’obtenir la chute de son régime. La guerre de Corée (1950-1953) peut aussi nourrir des analogies, à la fois dans son déroulement et dans ses conséquences. Ses enjeux étaient alors eurasiatiques : on craignait que l’URSS n’en profite pour attaquer en Europe. La guerre en Ukraine l’est également : elle a immédiatement fait craindre une offensive chinoise dans son voisinage, en particulier sur Taïwan.

Une guerre du « bloc » sino-russe,
nécessairement « limitée »


Une guerre en lien avec l’alignement entre Moscou et Pékin

La guerre de Corée commence réellement avec l’attaque de la Corée du Sud par les armées de la Corée du Nord en juin 1950, juste après l’explosion de la première bombe atomique soviétique (août 1949). L’accession de l’URSS à l’arme nucléaire, plus rapide que prévue, fut un choc aux États-Unis. L’invasion de la Corée du Sud sembla une première étape de ce qu’on appelle aujourd’hui une « sanctuarisation agressive », à savoir une prise de territoire par guerre conventionnelle, mais à l’abri du nucléaire. Moscou agite aujourd’hui le spectre d’une guerre nucléaire pour tenter de limiter le soutien à l’Ukraine. Si la Russie obtient, grâce à sa guerre, des gains territoriaux reconnus (de facto ou de jure), elle risque de créer un précédent d’« impunité nucléaire ». Des militaires américains craignent que l’effort chinois actuel dans le domaine des armes nucléaires ait pour objectif de couvrir une guerre à Taïwan.

La guerre en Ukraine commence, comme celle de Corée, aux lendemains du resserrement des relations entre Moscou et Pékin. Soixante-douze ans après le traité d’alliance sino-soviétique de février 1950, que Mao était allé quémander à Moscou, Poutine se rend à Pékin pour les Jeux olympiques d’hiver. Il a sans doute été bien plus demandeur que Xi Jinping de la déclaration conjointe du 4 février 2022, qui qualifie le partenariat sino-russe de « sans aucune limite ». La Corée du Nord attaqua le 25 juin 1950, peu de temps après le long séjour de Mao à Moscou.

La Russie attaque le 24 février 2022. Nous savons désormais que Kim Ilsung a reçu le feu vert de Staline au début de l’année 1950. Poutine a-t-il reçu le feu vert de Xi, sous réserve que l’attaque soit lancée après la fin des Jeux olympiques (l’offensive russe en Géorgie avait commencé alors que débutaient ceux de Pékin en 2008) ? La déclaration du 4 février, comme l’alliance sino-soviétique jadis, servait peut-être à dissuader l’Occident. Poutine, comme Kim en 1950, pourrait avoir vendu à son interlocuteur une victoire éclair qui n’entraînerait pas de complication.

Le risque est de surinterpréter la rencontre et la déclaration commune de Xi Jinping et Poutine, au vu de ce qui a suivi. Les archives disponibles depuis le début des années 1990 montrent que le voyage à Moscou de Mao au début de l’année 1950 fut bien plus tendu qu’on ne l’avait alors pensé. Poutine n’a pas été si bien traité à Pékin, et des observateurs font même de février 2022 le zénith d’une relation qui ne peut que se compliquer avec le déclenchement de la guerre russe en Ukraine. Il n’est pas impossible que Poutine ait pris sa décision au dernier moment, peut-être même seulement le 21 février, et que Pékin en ait été surpris. Officiellement neutre, la Chine reprend certes dans les médias à destination occidentale nombre d’arguments russes de propagande. Mais elle n’aide pas la Russie comme l’URSS aida la Chine durant la guerre de Corée. Pékin n’a pas massivement violé les sanctions occidentales, même si elle les juge illégales, et a interrompu certains projets économiques en Russie. Néanmoins, le développement possible de liens militaires sino-russes inquiète, notamment au Japon. Dans les quatre mois qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’activité militaire chinoise et russe autour du Japon a plus que doublé.

La prolongation de la guerre peut faire le jeu de Pékin, puisqu’une Russie affaiblie sera plus liée à la Chine et dépendante. Celle-ci s’assure ainsi que la Russie ne va pas se tourner vers l’Ouest et se rapprocher des États-Unis, comme la Chine elle-même en 1972. De même, Staline s’assurait que Mao, dépendant de l’URSS après son entrée en guerre en octobre 1950, ne se tournerait pas vers Washington ; il poussait même à la prolongation de la guerre dans cet objectif, et seule sa mort a permis de faire aboutir les négociations d’armistice. Cette fois-ci, la Russie semble le partenaire junior, comme Pékin l’était dans les années 1950 vis-à-vis de l’URSS, puisque le produit national brut (PNB) de la Chine est désormais plus de dix fois supérieur au sien. À l’inverse du début des années 1950, la Chine possède les technologies modernes dont a besoin la Russie, et celle-ci fournit des matières premières (notamment du pétrole et du gaz). […]

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