Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022). Charles-Emmanuel Detry propose une analyse croisée des ouvrages de Jean-Pierre Cabestan, Demain la Chine : guerre ou paix ? (Gallimard, 2021, 288 pages) et Kevin Rudd, The Avoidable War: The Dangers of a Catastrophic Conflict between the US and Xi Jinping’s China (PublicAffairs, 2022, 432 pages).
Si l’agression russe en Ukraine a ramené la guerre en Europe, c’est en Asie que menace d’éclater un conflit bien plus terrible encore, qui opposerait directement les deux États les plus puissants de la planète. Le danger d’un affrontement entre la Chine et les États-Unis est dans tous les esprits depuis une vingtaine d’années et semble aujourd’hui plus grand que jamais.
Écrits avant l’invasion du 24 février 2022, nouvelle étape dans la dégradation des relations sino-américaines, ces deux ouvrages ont pour objet d’évaluer ce risque pour mieux le conjurer.
Tous deux prennent pour point de départ le désormais incontournable « piège de Thucydide », théorisé par Graham Allison. On sait que selon le politiste de Harvard, inspiré comme d’autres avant lui par le récit de la guerre du Péloponnèse, une hégémonie chinoise serait en passe de remplacer l’hégémonie américaine, et que cette transition pourrait coûter au monde la relative paix qu’il connaît depuis 1945. Quel que soit le bien-fondé de cette thèse, personne ne soutient que le libre arbitre des hommes d’État est aboli par le déterminisme. Il est dès lors légitime de se demander à quel point ils sont résolus à la guerre, et ce qu’ils pourraient mettre en œuvre pour préserver la paix.
Jean-Pierre Cabestan est reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes du régime politique et de la politique étrangère de la Chine contemporaine. Le propos de son livre est d’évaluer la disposition de la Chine à recourir à la force sur les principaux théâtres envisageables : à Taïwan pour réaliser l’annexion de l’île ; en mer de Chine méridionale pour parachever sa maîtrise de cet espace ; contre le Japon pour le chasser des îles Senkaku/Diaoyu ; contre l’Inde afin de prendre le dessus dans le différend frontalier ; en « OPEX » (l’auteur reprend à son compte la terminologie française) enfin, dans le but de protéger ses ressortissants et ses intérêts à l’étranger, voire d’intervenir dans une guerre civile pour s’y ménager une issue favorable.
Cabestan ne nie pas que la course aux armements et le nationalisme ambiant ne donnent une certaine vraisemblance à chacun de ces scénarios, la plupart d’entre eux pouvant conduire la Chine à une guerre avec les États-Unis. Le cœur de l’ouvrage est consacré au problème taïwanais, insoluble tant que la Chine sera ce qu’elle est car, comme l’écrit l’auteur avec une retenue poignante, la disparition de Taïwan est « inacceptable pour tout être humain civilisé et rationnel ». Son diagnostic d’ensemble se veut toutefois mesuré. En s’appuyant sur une étude fine des actions récentes entreprises par la Chine ainsi que sur l’opinion des experts chinois, il conclut que Pékin préférerait encore parvenir à ses fins sans user de violence.
Derrière son militarisme tapageur, la Chine se serait déshabituée de la guerre et aurait conscience de son inexpérience et des limites de ses capacités, certes en progression constante. Elle devrait donc continuer à se maintenir sous le seuil du recours à la force, en profitant des « zones grises », selon le concept à la mode auquel l’auteur aurait peut-être pu réserver un accueil plus critique. On peut aussi regretter son opposition récurrente des « réalistes », dont l’influence dominante en Chine serait belligène, et des « constructivistes » épris de paix, une opposition qui ne nous paraît pas tant schématique que dépourvue de sens : la controverse théorique, à supposer qu’elle soit univoque, ne se réduit pas au dialogue des faucons et des colombes ! Cette remarque ne saurait pourtant affecter l’appréciation positive d’un ouvrage très documenté, agréablement écrit et fort raisonnablement argumenté.
Le livre de Kevin Rudd, non moins dense et stimulant, commence en quelque sorte là où le précédent s’achève. L’ancien Premier ministre australien, sinologue de formation, est l’un des observateurs de la Chine les plus écoutés. Lui aussi prend au sérieux le risque de guerre sino-américaine, sans chercher à l’exagérer. Reste que les années 2020 sont, écrit-il, la décennie de tous les dangers, car tous les facteurs qui poussaient autrefois la Chine et les États-Unis à surmonter leur méfiance ont disparu. Dans ce contexte, l’auteur estime que la priorité est de préserver le monde d’un « nouveau carnage à l’échelle industrielle », mais il reconnaît également que la paix avec la Chine ne saurait être atteinte au prix du sacrifice de la liberté politique. Le livre esquisse ainsi une « compétition stratégique dirigée », censée réconcilier, ou du moins gérer, la tension entre ces deux objectifs – en attendant des jours meilleurs.
Puisque c’est de la Chine de Xi Jinping que l’on parle, il importe de connaître les objectifs de l’homme qui pourrait encore diriger ce pays en 2030. L’essentiel de l’ouvrage est consacré à un inventaire hiérarchisé de ses objectifs, pour parvenir à l’idée, répétée comme un mantra, de compétition stratégique dirigée. Kevin Rudd préconise des concessions mutuelles, fondées non sur la confiance mais sur la vérification, en vue d’une entente sur des lignes rouges qui ne seraient pas rendues publiques. L’ouvrage n’est pas toujours très explicite sur ce point, mais des pistes sont bien proposées : la Chine renoncerait à altérer davantage la situation en mer de Chine méridionale tandis que l’arrêt des contacts officiels de haut niveau entre Washington et Taipei l’aiderait à se satisfaire du statu quo à Taïwan. L’auteur, qui se défend de toute naïveté, met d’avance ses critiques au défi : a-t‑on mieux à proposer qu’une stabilisation des relations sino-américaines par la mise en place de garde-fous, chacun conservant la latitude de vanter son modèle et de renforcer ses capacités, sans faire un pas de plus vers l’impensable ?
Une question demeure à la lecture de ces deux livres centrés sur la Chine : en fin de compte, la plus grande incertitude ne porte-t‑elle pas aujourd’hui sur les priorités et les lignes rouges des États-Unis ?
Charles-Emmanuel Detry
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