Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022). Guillaume Lasconjarias propose une analyse croisée des ouvrages de Frédéric Encel, Les voies de la puissance. Penser la géopolitique au XXIe siècle (Odile Jacob, 2022, 304 pages) et Mark Galeotti, The Weaponisation of Everything: A Field Guide to the New Way of War (Yale University Press, 2022, 248 pages).
Des armements de plus en plus chers, des opinions publiques de moins en moins tolérantes aux pertes et, d’une façon générale, des façons de s’affirmer qui ont évolué pour ne plus se résumer aux simples ressources naturelles, à une superficie ou à une démographie : si la compétition stratégique demeure une réalité à laquelle l’actualité renvoie quotidiennement, les approches et modes d’action se sont diversifiés. Partant d’un même constat, Mark Galeotti – que l’on connaît pour ses travaux autour de la Russie et la métamorphose de son art de la guerre devenu « hybride » – et Frédéric Encel redéfinissent les nouvelles formes de la puissance, où les États dessinent leur place dans un ordre du monde nouveau.
Les deux ouvrages, pour similaire que soit leur finalité, tiennent à la fois du manuel et du traité. Frédéric Encel propose trois parties, dont la première apporte les nécessaires bases conceptuelles définissant la puissance (« Critères, moyens et instruments de la puissance »), avant de présenter logiquement les États puis les nouveaux acteurs – des organisations internationales aux GAFAM en passant par les acteurs du crime organisé. Ce choix permet de ne rien laisser au hasard, même si cela frustre un lecteur qui voudrait parfois en savoir plus. Galeotti transforme l’essai : les chapitres sont courts, percutants et s’ouvrent sur un cas concret offrant un aperçu de la réalité des nouvelles formes de guerre. Le titre, qu’on pourrait traduire imparfaitement par l’« arsenalisation de tout » ou la mise en œuvre de l’expression populaire « faire flèche de tout bois », est illustré dans la troisième partie, « War Is All Around Us ». On a le vertige, quand notre monde de droit, d’information et de culture paraît en réalité sapé sur ses fondations, et instrumentalisé dans un futur d’instabilité chronique.
Dans les deux cas, l’histoire offre des comparaisons, Encel de façon plutôt classique, appuyant sa démonstration par des rappels et des mises en perspective, quand Galeotti s’emploie à décrire des exemples aussi étonnants que le rapt d’Eston Kohver (un membre de la KaPo estonienne) ou les aventures de Leng Feng (le James Bond chinois).
L’approche d’Encel définit la puissance au prisme de la notion de souveraineté, soulignant le rôle et l’importance des États. Partant du principe que la puissance étatique est par nature plus redoutable que celle des puissances non étatiques, c’est finalement un discours sur l’État qui est suggéré : « Même rudement défié, l’État reste l’acteur principal ». L’auteur récuse l’idée d’une révolution copernicienne tant de fois annoncée (fin du leadership américain, ou poncifs sur la Russie) pour mieux mettre en lumière les tensions nées des rapports à de nouveaux acteurs. Là réside l’intérêt de la démonstration : aux affrontements interétatiques – dont l’actualité démontre qu’ils ne sont pas terminés – s’ajoutent les défis posés par les concurrents et adversaires, certains connus (les groupes d’États, les alliances, les églises…) et d’autres attendus, à l’instar des géants économiques et financiers (GAFAM et BATX). Il faut le marteler : puissants, ces acteurs ne le sont que parce que les États leur ont laissé une place et une influence notables. Toutefois, ils sont de plus en plus nombreux et les logiques de négociation ou de prise en compte de cette galaxie deviennent une exigence évidente…
Galeotti n’a pas les mêmes prudences ; dans la foulée de ses travaux sur l’hybridité et les actions de guerre sous le seuil, il élargit la notion de conflit non militaire à l’ensemble des relations entre États. Face au triptyque paix-crise-guerre qui structurait les relations internationales, ou à la logique « compétition-contestation-confrontation » que propose le chef d’état-major des armées français, Galeotti considère que nous sommes engagés dans une forme de conflit permanent. Chaque aspect de notre quotidien, qu’il concerne le citoyen ou un gouvernement, paraît pouvoir être instrumentalisé au service des intérêts particuliers d’un groupe ou d’acteurs plus souvent mal que bien intentionnés. Le constat en soi n’est pas neuf : on ne peut faire mine de découvrir l’histoire de la désinformation, l’emploi du soft power ou le poids des sanctions économiques. L’apport de Galeotti est autre : il souligne comme la technologie accélère une fragmentation des sociétés, une défiance des individus les uns envers les autres et envers les formes de gouvernement… ce qui conduit à une incapacité notoire des États à assurer la notion même de sécurité sur leur espace et leur population.
Les deux ouvrages se répondent en une forme de miroir inversé : Encel conclut sur les négociations et les nécessaires formes de coopération pour limiter les prétextes à l’usage de la violence, quand Galeotti, dans son dernier chapitre « Learning to Love the Permanent, Bloodless War », nous invite à accepter l’idée d’un monde en tension permanente, où la guerre – même sans destruction immédiate ou mobilisation générale – serait notre réalité. Écrits tous les deux avant la guerre en Ukraine, ces deux ouvrages n’en demeurent pas moins pertinents pour comprendre que les logiques de puissance demeurent effectives.
En réalité, Encel comme Galeotti font œuvre utile en soulignant que le recours à la guerre n’est pas à exclure, qu’elle reste sous le seuil et camouflée derrière des pratiques dites trop souvent hybrides, ou sans fard et dans la brutalité des destructions, comme on le voit en Ukraine. Les deux auteurs nous invitent à déciller le regard, à considérer quelles sont nos responsabilités, individuelles et collectives. Pour comprendre l’état du monde, lisez Encel. Pour développer votre résilience, lisez Galeotti.
Guillaume Lasconjarias
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