Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022). Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse associée du Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Pierre Journoud, Un triangle stratégique à l’épreuve. La Chine, les États-Unis et l’Asie du Sud-Est depuis 1947 (Presses universitaires de la Méditerranée, 2022, 480 pages).

C’est peu dire que l’Asie du Sud-Est est un des espaces privilégiés de la rivalité sino-américaine. Aucun terrain n’est épargné, et la concurrence s’exprime en tous domaines : économique et financier, culturel, politique et militaire. Les tensions se sont multipliées et intensifiées ces dernières années, radicalisant encore des antagonismes anciens.

Avant d’ouvrir cet ouvrage, un lecteur peu averti aurait souhaité comprendre à l’aide d’exemples solides en quoi les relations entre Chine, États-Unis et Asie du Sud-Est constituent un triangle stratégique, afin de mieux mesurer l’impact des évolutions en cours. Un des postulats développés par l’auteur dans son introduction est que cette concurrence est ancienne et date du lancement de la guerre froide en 1947 ; elle a pris un tour nouveau après la rupture sino-soviétique, qui a eu des conséquences directes en Asie du Sud-Est sur lesquelles le lecteur aurait aimé des développements plus analytiques.

Mais la démonstration de l’auteur s’attache aux nombreuses expressions de cette « nouvelle » guerre froide, aux impasses diplomatiques qui s’accumulent et s’exacerbent, rendant encore plus délicates les positions des pays d’Asie du Sud-Est. Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir (2013), la région – qui n’avait jamais disparu des radars chinois – revient dans le viseur et bénéficie d’une attention privilégiée et suivie, qui démontre, à l’inverse, les paradoxes et contradictions des différentes administrations à Washington. De la BRI (Belt and Road Initiative) à des actions de soft power bien ciblées (on pourrait rapidement évoquer la diplomatie du vaccin pendant la crise sanitaire), la Chine apparaît omniprésente en Asie du Sud-Est, poussant l’administration Biden à adopter une position qui apparaît de plus en plus réactive, voire défensive. Elle occupe l’espace, littéralement, sans scrupule, au point que Pierre Journoud pose la question d’une « nouvelle hégémonie chinoise en Asie du Sud-Est ».

On aurait souhaité une analyse approfondie de cette question majeure pour l’avenir du monde. Mais c’est en historien que Pierre Journoud aborde son argumentation et, à ce titre, l’ouvrage paraît parfois un peu long en même temps que limité : la sélection des thèmes traités est discutable (« la stratégie révolutionnaire d’Hanoï » par exemple, ou l’accent unidirectionnel de la seconde partie sur la troisième guerre d’Indochine), et le lecteur peut avoir du mal à les raccrocher avec la problématique annoncée. De même, le lecteur pourra s’interroger sur le choix de thèmes relevant plus de la compilation opportuniste que de la démonstration rigoureuse.

La troisième et dernière partie nous ramène à l’actualité, avec des contributions certes intéressantes et de qualité mais manquant d’un fil conducteur fort. C’est regrettable car le sujet constitue une des questions les plus sensibles et déterminantes des relations internationales contemporaines. C’est, enfin, avec une conclusion consacrée aux conséquences des tensions au sein du triangle stratégique sur la place et le rôle de l’Europe en Asie du Sud-Est, qu’on en revient au cœur du thème. L’Europe pourra-t‑elle capitaliser sur les frustrations générées par ce triangle, et se projeter comme une force d’innovation ?

Sophie Boisseau du Rocher

>> S’abonner à Politique étrangère <<