Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022). Norbert Gaillard propose une analyse croisée des ouvrages de Michel Aglietta, Guo Bai et Camille Macaire, La course à la suprématie monétaire (Odile Jacob, 2022, 304 pages) et de Zongyuan Zoe Liu et Mihaela Papa, Can BRICS De-Dollarize the Global Financial System? (Cambridge University Press, 2022, 94 pages).

La contestation du dollar américain comme principale devise internationale agitait le monde académique et les milieux politiques et d’affaires avant même l’effondrement du système de Bretton Woods voici cinquante ans. Pourtant, depuis la grande crise de 2008, la dédollarisation est devenue un enjeu géopolitique majeur. Elle est précisément traitée par les ouvrages d’Aglietta et al. et de Liu et Papa. Les premiers étudient l’évolution du rapport de force financier et monétaire entre États-Unis et Chine, alors que les seconds mesurent la façon dont les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) se sont coalisés pour réduire l’influence du dollar.

Aglietta et al. rappellent à juste titre que la Chine évite de brûler les étapes et impose très progressivement le yuan comme monnaie internationale de référence. Cette stratégie est conditionnée par la structure même de son économie. La Chine demeure incontournable pour les chaînes de valeurs des multinationales japonaises, sud-coréennes et aussi au-delà. Sa dynamique en tant que grand exportateur et investisseur international lui garantit une influence croissante auprès de ses partenaires. Cependant, l’ouverture financière partielle de Pékin, le fort endettement du secteur privé et le durcissement de nombreuses réglementations plaident pour une internationalisation lente du yuan. Celle-ci semble inéluctable et vient directement défier la puissance financière et monétaire américaine.

La question fondamentale est dès lors la suivante : selon quelles modalités la dédollarisation de l’économie mondiale s’est-elle manifestée depuis 15 ans en Chine et dans les autres États émergents ? Liu et Papa apportent une réponse claire et détaillée, dégageant deux options bien distinctes mais non exclusives.

D’une part, on observe des politiques d’émancipation, voire de rupture, vis-à-vis du système monétaire dollarisé. La New Development Bank (NDB), créée par les BRICS en 2014, vient concurrencer la Banque mondiale et s’efforce d’octroyer, autant que possible, des prêts en monnaies locales. La NDB émet elle-même des obligations en yuan pour se financer. Autre tendance notable : sous la pression de la Chine et de la Russie, le billet vert n’est plus utilisé pour le paiement de diverses matières premières. Par ailleurs, afin de réduire sa dépendance à l’égard de SWIFT (principal système occidental de messagerie financière), Pékin a lancé son propre système, le CIPS, qui a procédé quotidiennement à plus de 19 milliards de dollars de transactions en 2020. Mais le plus gros succès enregistré en matière de contestation du roi-dollar est la percée remarquable d’UnionPay. Ce réseau chinois de cartes bancaires délivre déjà plus de cartes de crédit que Visa et Mastercard réunis, et constitue un vecteur de l’usage du yuan. À l’heure actuelle, c’est le développement des monnaies digitales des banques centrales des BRICS qui est susceptible de réduire l’influence du dollar. Dans ce domaine, Pékin est indiscutablement en avance sur ses partenaires.

Parallèlement se développent les initiatives visant à réformer, au sens large, le système monétaire international. Une première mesure a été l’instauration du Contingent Reserve Arrangement, ligne de crédit destinée aux BRICS confrontés à un déséquilibre de leur balance des paiements. Ensuite, plusieurs BRICS ont cherché à réduire leurs réserves en dollars. Le cas le plus emblématique est certainement celui de la Russie, qui s’est débarrassée d’une grande partie de ses bons du Trésor américains en 2017, et les a remplacés par de l’or et des actifs en yuan. Enfin, l’usage des monnaies locales et de l’euro pour le commerce entre grands pays émergents s’est accru, au détriment du dollar.

En revanche, le projet de la Chine d’avoir un système de réserve international fondé sur les droits de tirage spéciaux (DTS – actif de réserve géré par le Fonds monétaire international – FMI) risque de rester lettre morte, car le poids des BRICS dans l’institution washingtonienne est insuffisant. Il est utile de signaler qu’Aglietta et al. défendent une refonte profonde du système monétaire international. Ils préconisent le lancement d’un DTS digital, ainsi qu’un renforcement du rôle du FMI, qui exercerait un contrôle macro-prudentiel en coopération avec le Conseil de stabilité financière et la Banque des règlements internationaux.

Les deux livres ont le mérite de traiter habilement d’un sujet essentiel pour les années à venir. Le lecteur restera néanmoins perplexe devant l’enthousiasme des auteurs qui voient dans le processus de dédollarisation une opportunité pour contourner les sanctions américaines…

Norbert Gaillard

>> S’abonner à Politique étrangère <<