Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022). Stefano Ugolini propose une analyse croisée des ouvrages d’Éric Monnet, La banque-providence. Démocratiser les banques centrales et la monnaie (Seuil, 2021, 128 pages) et de Christopher Leonard, The Lords of Easy Money: How the Federal Reserve Broke the American Economy (Simon & Schuster, 2022, 384 pages).

La crise des subprimes, puis celle du Covid-19, ont profondément et durablement transformé la structure de nos systèmes financiers, ainsi que le rôle joué par les autorités monétaires. Il paraît désormais difficile de remettre en question l’idée, déjà avancée il y a plus de deux siècles par Adam Smith, que la banque centrale est un « grand moteur de l’État ». Dans le consensus d’avant 2008, la doctrine de l’indépendance des banquiers centraux s’était largement appuyée sur le postulat que la politique monétaire pourrait être menée de manière « neutre », c’est-à-dire sans générer des effets redistributifs entre différentes catégories de la population. Ce présupposé ayant été battu en brèche par les effets constatés des interventions massives mises en œuvre depuis lors, la question de la légitimité démocratique de l’action monétaire se pose donc naturellement. Elle est traitée, avec les mêmes interrogations mais de manière diamétralement opposée, par ces deux ouvrages destinés au grand public, récemment parus des deux côtés de l’Atlantique.

Le premier est empli d’une vision optimiste de l’action publique dans l’économie : puisqu’une certaine dose de « dirigisme monétaire » est apparemment nécessaire pour maîtriser le niveau croissant d’incertitude, il est grand temps de (re)démocratiser les banques centrales. Sans surprise, l’ouvrage défendant cette thèse est celui publié de ce côté-ci de l’océan par Éric Monnet, ancien économiste à la Banque de France, directeur d’études à l’EHESS et fraîchement lauréat du Prix du meilleur jeune économiste du Cercle des économistes. Il nous offre une synthèse accessible des derniers débats académiques sur le sujet, et introduit la définition imagée de « Banque-providence » pour expliciter l’idée que la banque centrale est le moteur de l’État-providence, « assureur de dernier ressort » contre toute incertitude. Historien de la Banque de France à l’époque des Trente Glorieuses, Monnet s’inspire directement de cette expérience et en tire sa proposition principale : recréer des « Conseils du crédit », censés délibérer de tout choix monétaire générant des effets redistributifs. Rattachés aux parlements, ces organismes permettraient selon lui une « réappropriation démocratique » de la politique monétaire, sans pour autant menacer l’indépendance opérationnelle des banquiers centraux.

Le deuxième ouvrage, paru aux États-Unis, est porteur (encore une fois, sans surprise) d’une vision beaucoup plus pessimiste du rôle économique de l’État : puisque l’intervention publique génère des distorsions de plus en plus graves dans nos économies, il est grand temps de demander des comptes à ces « seigneurs de l’argent facile » que sont devenus les banquiers centraux. Christopher Leonard, journaliste d’investigation réputé, contributeur au New York Times et au Wall Street Journal, s’attache ici à reconstruire (non sans quelques erreurs ponctuelles, mais généralement avec rigueur) le déroulé des événements qui ont porté, depuis la fin des années 1980, à l’établissement d’un biais systématique en faveur de politiques monétaires toujours plus expansionnistes, génératrices d’effets redistributifs bénéficiant aux plus riches. Le récit, très vivant, est tissé à partir des biographies de ses protagonistes, et en particulier de deux figures présentées comme antagonistes : Tom Hoenig (le seul directeur de la Federal Reserve (Fed) s’étant opposé à la politique d’assouplissement quantitatif, proche de la droite libertarienne) et Jerome Powell (l’actuel président de la Fed, proche des élites d’affaires du Parti républicain). En dépit d’un ton parfois moralisateur, Leonard parvient à expliquer efficacement pourquoi la banque centrale des États-Unis a fini par être dominée par la « doctrine Greenspan » : une focalisation exclusive sur l’inflation des prix des biens, négligeant l’inflation des prix des actifs.

Si différents et pourtant si similaires, ces deux ouvrages partagent le grand mérite de souligner à quel point « le roi est nu » : une réflexion sur la légitimité démocratique de la politique monétaire est, en effet, devenue inévitable. Ils partagent également une certaine réticence à s’aventurer dans une question plus subtile (mais sans doute plus fondamentale) : pourquoi, dans la zone euro comme aux États-Unis, les autorités monétaires se sont-elles retrouvées, bon gré mal gré, à exercer une fonction de suppléance des autorités budgétaires, paralysées par des impasses politiques chroniques ? Autrement dit, le problème de la « réappropriation démocratique » de l’action publique semble concerner bien d’autres domaines que celui de la politique monétaire. En dépit de leurs réticences, les contributions de Monnet et de Leonard nous fournissent des éléments très utiles pour entamer une réflexion plus large autour de cette question, si essentielle pour la survie de nos démocraties contemporaines.

Stefano Ugolini

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