Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2022 de Politique étrangère (n° 4/2022). Delphine Allès propose une analyse de l’ouvrage de Barry Buzan et Amitav AcharyaRe-imagining International Relations: World Orders in the Thought and Practice of Indian, Chinese, and Islamic Civilizations (Cambridge University Press, 2021, 240 pages).

Le nouvel ouvrage de Buzan et Acharya approfondit l’agenda de The Making of Global International Relations (Cambridge University Press, 2019) qui soulignait la nécessité d’accorder plus de visibilité aux voix extra-occidentales, sur les plans conceptuel et historique. Les auteurs ancrent la réflexion dans des traditions intellectuelles et des pratiques politiques du sous-continent indien, de Chine et du « monde islamique ». Ils épaississent ainsi la compréhension de six concepts ou enjeux centraux : hiérarchie ; rapports de puissance ; coexistence pacifique ; économie politique internationale ; territorialité ou transnationalisme ; modes de pensée et d’appréhension du monde.

Un solide chapitre méthodologique et conceptuel permet d’anticiper les débats que ce livre ne manquera pas de soulever, tout en répondant aux résistances contre l’agenda du décentrement. Les auteurs rappellent que les espaces qu’ils évoquent n’ont pas évolué en vase clos. Ils justifient leur choix d’une focale précoloniale, pour éviter de déplacer le problème de l’occidentalo-centrisme en recentrant le débat sur les effets de la rencontre entre les espaces étudiés et les entreprises coloniales. Abordant avec précaution la possible comparaison entre les concepts sélectionnés et ceux privilégiés par les approches conventionnelles des relations internationales (RI), ils reviennent sur les enjeux de traduction et le nécessaire travail de contextualisation qui en résulte. Enfin, loin de postuler une causalité automatique entre les traditions analysées et les comportements politiques contemporains, ils soulignent les divergences entre pensée et pratique, tout en montrant l’intérêt d’étudier ces traditions indépendamment de leur éventuelle postérité.

Le livre s’agence de manière didactique autour des trois ensembles civilisationnels qu’il met en avant, et de leur apport à la diversification des réflexions et des pratiques prises en compte pour conceptualiser les RI. On retrouve par exemple une synthèse des discussions posées par les auteurs de l’« école chinoise » sur le rapport centralisé et hiérarchique à l’universalité postulé par le concept de tianxia (sous le ciel), sur l’apport des épopées indiennes à la pensée sur les conditions de la guerre et les rapports de puissance, ou encore les implications conceptuelles de l’idée d’oumma. Rappelant de manière pédagogique l’origine et les usages de ces notions – parmi d’autres –, les auteurs procèdent à un exercice d’histoire contrefactuelle : à quoi aurait ressemblé la théorie des RI si le sous-continent indien, la Chine ou le monde islamique avaient été le creuset de son élaboration ?

La conclusion revient sur l’importance du décentrement pour la conceptualisation de RI représentatives de la complexité du monde, et les obstacles auxquels il est confronté dans le champ académique. Dans la riche actualité éditoriale que suscite ce débat et qui témoigne de sa maturation, ce court ouvrage apparaît indispensable, pour sa contribution didactique à la diversification des connaissances et pour son éclairage original de concepts centraux. On ne peut que lui souhaiter d’être lu dans les espaces conventionnels d’enseignement et de recherche, où tarde à s’imposer l’idée que comprendre une mondialité plurielle exige d’abord de faire le chemin consistant à penser par et avec l’altérité.

Delphine Allès

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