Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2022 de Politique étrangère (n° 4/2022). Hans Stark, ancien secrétaire général du Cerfa à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de John Lough, Germany’s Russia Problem: The Struggle for Balance in Europe (Manchester University Press, 2021, 296 pages).
L’ouvrage de John Lough a été publié peu avant le 24 février 2022 et l’annonce du « tournant historique » (Zeitenwende) qui s’accompagne d’une rupture radicale avec la politique allemande du « changement par l’interdépendance commerciale » (Wandel durch Handel) poursuivie par Berlin depuis des décennies. Le livre garde néanmoins tout son intérêt, annonçant quasiment les événements de 2022. Britannique, chercheur à Chatham House après avoir travaillé à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, John Lough est germanophone et russophone, ce qui lui a permis d’exploiter des sources dans ces deux langues. Il propose au lecteur une analyse froide et objective des relations germano-russes.
L’analyse remonte au XVIe siècle pour montrer à quel point les relations entre les deux pays ont toujours été étroites, et à quel point l’Allemagne a laissé des traces, au gré des siècles, en Russie sur les plans à la fois politique, militaire, économique, industriel et culturel bien sûr – tout comme cette dernière a profondément imprégné l’Allemagne. L’auteur inclut dans ses pages consacrées à l’histoire l’héritage du XXe siècle, du soutien de l’Allemagne de Guillaume II à Lénine, en passant par Rapallo et bien sûr l’opération Barbarossa jusqu’à l’Ostpolitik.
Il en résulte, du point de vue de l’auteur, une attitude à la fois complexe et complexée de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie. Complexée d’abord car les dirigeants allemands éprouvent une culpabilité telle vis-à-vis de Moscou (sentiment de culpabilité qui ne laisse guère de place dans le subconscient collectif allemand aux souffrances infligées par les Nazis aux Polonais, Biélorusses ou Ukrainiens) qu’ils ignorent totalement et avec persistance le caractère à la fois révisionniste, militariste, mafieux et cleptocratique du régime poutinien – et ce alors que l’Allemagne dispose d’une expertise intellectuelle sur la Russie qui n’a pas d’égale dans les autres pays ouest-européens. Complexe, car Berlin n’a pas voulu voir à quel point Moscou menaçait les intérêts essentiels de l’Allemagne.
Son approche, qui est juste, l’auteur la décline à travers les différents chapitres de son ouvrage, consacrés aux relations économiques et commerciales entre les deux pays, à leur partenariat énergétique et à l’influence culturelle de la Russie en Allemagne (via les réseaux sociaux, les médias, les lobbyistes allemands pro-russes, l’action des « Allemands de Russie », enfin le SPD…).
Lough voit toutefois une césure intervenir en 2014, avec l’adoption des premières sanctions contre Moscou au lendemain de l’annexion de la Crimée. Mais cette césure est limitée, Nord Stream 2 étant lancé en 2015 et les accords de Minsk I et II privilégiant pour l‘essentiel, selon l’auteur, les intérêts russes. Sans surprise, John Lough estime que l’Allemagne porte une très lourde responsabilité : elle s’est rendue (et elle a rendu l’Europe) dépendante des hydrocarbures russes ; les gazoducs sous la mer Baltique ont livré les Ukrainiens au Kremlin ; et nombre d’entreprises allemandes ont participé au réseau de blanchiment russe en Europe qui a financé le système poutinien. Mais surtout, par aveuglement, naïveté et appât du gain, l’Allemagne a donné à Poutine le sentiment que la Russie pouvait agir à sa guise, y compris par la force, et en toute impunité. Nous en payons les frais depuis février 2022.
Hans Stark
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