Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2022 de Politique étrangère (n° 4/2022).
Claude-France Arnould propose une analyse de l’ouvrage de Joachim Bitterlich, Grenzgänger: Deutsche Interessen und Verantwortung in und für Europa, Errinerungen eines Zeitzeugen (Ibidem Verlag, 2021, 346 pages).
Grenzgänger : dès le titre s’annoncent la richesse et la spécificité de l’expérience professionnelle et humaine vécue par Joachim Bitterlich, Sarrois marié à une Lorraine, conseiller du chancelier Kohl dans les années qui ont suivi la chute du Mur, puis ambassadeur à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord et en Espagne avant de rejoindre le monde industriel, les cercles de réflexion sur l’Europe et l’enseignement. Il relate son expérience de « passeur », de part et d’autre de la frontière, non pour parler de lui-même, mais pour témoigner de l’histoire allemande, franco-allemande et européenne qui s’est écrite pendant ces décennies.
Il en tire des enseignements qui permettent d’éclairer la complexité actuelle d’une Europe passée de 15 à 27 membres, engagée dans un processus qui pourrait lui amener une dizaine de membres supplémentaires, et qui fait face à la guerre en Ukraine ainsi qu’à d’autres défis planétaires dont l’acuité n’égale que l’urgence. Il analyse « les intérêts allemands et la responsabilité allemande en Europe et pour l’Europe », comme l’indique le titre de l’ouvrage, prochainement traduit en français. Ce faisant, sa réflexion est au cœur de la crise actuelle, « existentielle » comme il l’écrit, où l’Allemagne, sous la pression de la guerre, des pays d’Europe centrale et du Nord qui martèlent leurs exigences sur fond de reproche historique et des États-Unis, cherche à définir et concilier ses intérêts et ses responsabilités. Mais dans ce contexte, Berlin prend des positions et des décisions qui mettent à l’épreuve sa relation avec ses voisins à l’ouest et au sud, et tout particulièrement la coopération avec la France.
Joachim Bitterlich fut le témoin d’une période cruciale pour le destin européen, des hauts et des bas de la construction européenne depuis le difficile début des années 1980, puis de l’Acte unique, mais surtout du tournant décisif de 1989 : l’unification allemande, le traité de Maastricht fondant l’union politique et l’union monétaire, les élargissements successifs. Mais il fut davantage qu’un témoin, un acteur, tout particulièrement pendant ses 11 ans à la Chancellerie. Avec une marge de manœuvre et une discrétion qui font la force de la diplomatie, il a été négociateur, « sondeur », messager, démineur (pour reprendre ses mots), au service de ce qui fut la force de Kohl : une vision de l’Europe et du rôle qu’y doit jouer l’Allemagne, mêlée à un pragmatisme et à une compréhension des sensibilités de ses interlocuteurs et des peuples qui lui ont permis de mener avec succès l’unification allemande dans une Europe qui devait en sortir renforcée. La relation franco-allemande était centrale. La « complicité européenne » entre Kohl et Mitterrand s’étendait aux équipes entourant les deux chefs. Elle a permis les initiatives franco-allemandes qui ont jalonné les années 1990, et notamment les décisions prises à la suite de la chute du Mur. Le travail du « moteur franco-allemand » s’est poursuivi par la suite, même si l’« alchimie » n’était pas la même ; mais des deux côtés on savait l’Union européenne paralysée si le tandem franco-allemand ne fonctionnait pas. Or cette coopération n’est pas une situation acquise, mais un effort permanent, laborieux, néanmoins sans alternative. Ce livre l’expose de manière lumineuse et actuelle.
Claude-France Arnould
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